Le destin aime les reconnaissants
À trente ans, Stéphane compte dix ans de service dans des zones de conflit, a été blessé deux fois, mais Dieu le protège. Après une deuxième blessure grave, il passe de longs mois à lhôpital et doit retourner dans son village natal, SaintJeandesChamps.
Le village a changé, les habitants aussi. Tous ses camarades de classe se sont mariés, mais Stéphane croise un jour Mélisande, à peine se rappelant delle. Lorsquil partait à larmée, elle nétait quune fillette de treize ans. Aujourdhui, elle a vingtcinq ans, véritable beauté, encore célibataire. Aucun garçon ne la convaincue de se marier, elle ne veut simplement pas fonder de famille pour linstant.
Stéphane, large dépaules, solide, au sens aigu de la justice, sûr de lui, ne peut pas laisser passer Mélisande.
Tu mattends encore alors que tu nes pas mariée? demandet-il en souriant, les yeux sur la jeune femme.
Peutêtre, répondelle, légèrement embarrassée, le cœur qui saccélère.
Depuis ce jour, ils se voient régulièrement. Cest un automne tardif, ils marchent le long dune petite forêt, le craquement des feuilles mortes sous leurs pas.
Stéphane, mon père ne nous laissera pas nous marier, dit Mélisande tristement, même sil la déjà demandée deux fois. Tu connais mon père.
Questce quil pourra me faire? Je ne crains pas ton père, répliquet-il avec assurance. Sil me blesse, on lenverra en prison, alors il ne pourra plus nous gêner.
Oh Stéphane, tu ne sais rien de mon père. Il est trop dur, il contrôle tout.
Henri Dubois est lhomme le plus influent du village. Ancien commerçant devenu rumeur de liens avec le crime, il est corpulent, au ventre proéminent, au regard glacé et impitoyable. Il a bâti deux fermes, élevait bovins et porcs, employait plus de la moitié des habitants, tout le monde le salue, presque à genoux. Il se prend pour un dieu.
Mon père nacceptera pas notre union, explique Mélisande, dautant quil veut que je épouse le fils de son ami du quartier, ce gros buveur Victor que je ne supporte pas. Je lai déjà refusé mille fois.
Mélisande, nous vivons comme au Moyen Âge. Qui, aujourdhui, force une fille à épouser quelquun quelle naime pas? sétonne Stéphane.
Il adore Mélisande, tout de son regard doux à son caractère vif, et elle ne se voit plus sans lui.
Allonsy, ditil en prenant sa main, accélérant le pas.
Où? elle commence à deviner, mais ne peut larrêter.
Dans la cour de la grande maison dHenri, celuici discute avec son frère cadet, Serge, qui vit dans le grenier et ne manque jamais daider.
Henri, Mélisande et moi voulons nous marier, lance Stéphane. Je vous demande la main de votre fille.
La mère de Mélisande, sur le perron, couvre sa bouche, les yeux tremblants devant le mari tyrannique qui la toujours maltraitée.
Henri, irrité par lassurance de Stéphane, le regarde avec un mépris outrancier, mais Stéphane soutient son regard. Henri ne comprend pas doù vient tant daudace.
Dégage dici, gronde Henri. Un clown blessé se pointe. Ma fille ne tacceptera jamais. Oublie ce chemin, soldat.
Nous nous marierons quand même, répondt-il, ferme.
Tout le village respecte Stéphane, mais le père de Mélisande ne connaît pas la guerre. Largent est pour lui tout. Stéphane se sent offensé, serre les poings, et Serge intervient, sachant que les deux hommes ne céderont pas.
Alors que Serge chasse Stéphane, le père enferme sa fille comme une enfant de dix ans. Henri noublie jamais une impudence.
Cette nuit, lautomne humide voit sallumer un feu dans le village: latelier de mécanique que Stéphane vient douvrir brûle.
Sale traître, murmure Stéphane, certain de la responsabilité dHenri.
Dix minutes plus tard, ils roulent sur la route nationale. La nuit suivante, Stéphane arrive discrètement chez Mélisande. Il lui a envoyé un message plus tôt pour quelle prépare ses affaires et quils fuient loin. Elle accepte. Depuis la fenêtre, elle lui lance un sac, puis descend, saute dans ses bras.
Demain, on sera déjà loin, ditil. Tu ne sais pas à quel point je taime. Mélisande se blottit contre lui.
Jai un peu peur, avouet-elle.
En dix minutes, ils sont déjà sur la route. Mélisande respire à peine, le cœur battant, consciente du nouveau départ qui les attend. Les phares des voitures les font frissonner, mais un Mercedes, celui du père, les rattrape, se place devant eux.
Non, pas ça, gémit Mélisande, terrifiée.
Le père et deux hommes de main sapprochent, saisissent la fille. Stéphane tente de les retenir, reçoit un coup, tombe, se fait frapper sans un mot, puis les hommes montent dans la voiture dHenri et séloignent. Stéphane reste allongé sur le bascôté.
Il finit par regagner la maison, se remet à peine, passe une semaine au lit. Lenquête sur lincendie de latelier conclut à un courtcircuit. Stéphane comprend tout, mais ce qui le hante, cest le sort de Mélisande. Elle ne répond plus à ses messages, son portable est injoignable.
Henri envoie sa fille à la ville chez sa sœur aînée, Véronique, lui donne une somme dargent et ordonne :
Ne laisse pas Mélisande sortir de la maison, ne lui donne pas le téléphone. Si elle revient au village, je je la je lenterre, tu sais, ça ne me coûtera rien.
Henri, réplique Véronique, pourquoi infliger tant de mal à ta fille?
Elle place Mélisande dans une chambre, lui conseille dattendre que le père se calme.
Henri répand la rumeur que Mélisande se marie avec Victor en ville, quelle ne reviendra jamais.
Un jour, ton père se calmera, tu trouveras du travail, tu referas ta vie, dit Véronique.
Sans Stéphane? demandet-elle.
Sans lui, répond loncle.
Quelques semaines plus tard, Mélisande découvre quelle attend un enfant. Véronique la console, la pâle sœur peine à retenir ses larmes.
Ton père ne doit pas savoir, murmureelle.
Mélisande pleure, son père ne lintéresse plus, elle veut informer Stéphane du bébé, mais son téléphone a été détruit. Même si Véronique la laisse appeler le sien, elle ne sait pas comment le faire.
Je déteste mon père, criet-elle, hystérique. Il nest pas humain. Véronique reste silencieuse, il y a bien des raisons de le haïr, il brise des destins.
Les mois passent, Stéphane ne peut oublier Mélisande. Il vit à la dérive, ne trouve plus de joie, ne sintéresse plus aux filles, travaille, senfonce dans lalcool, puis arrête. Pendant ce temps, Mélisande donne naissance à un petit garçon, Matthieu, qui ressemble à son père. Sa mère rend parfois visite, gâte le petit. Henri nest jamais informé, ne sait pas lexistence du fils.
Quatre ans sécoulent, Matthieu grandit, devient un garçon vif et intelligent. Au printemps, alors que tout fleurit, la mère de Mélisande arrive chez Véronique, seffondrant sur une chaise de la cuisine.
Oh, mon Dieu, sanglotet-elle.
Maman, questce qui se passe? demande Mélisande.
Henri est mourant, un cancer la rattrapé, le médecin a dit que cest trop tard. Il était toujours en forme, jamais à lhôpital.
Sa mère pleure, malgré les coups et les marques que son mari a laissés sur elle, il la brisée.
Comment vaisje faire toute seule? sinterroget-elle.
Personne ne pleure Henri. On enterre Matthieu dans les regards, tous le chérissent. Henri meurt à la maison, sa femme à ses côtés, voulant tout lui dire, même lexistence du petitfils, mais reste muette. Toutes les forces quil a gaspillées nont servi à rien.
Lenterrement a lieu en juin. Mélisande ne vient pas, elle ne lui pardonne jamais, ne veut pas le voir. Peu de gens assistent, seulement ses quelques amis. Certains profitent de la situation, chuchotent :
Il a traité les gens comme des ordures, le ciel la puni, Dieu voit tout.
La mère de Mélisande se remet peu à peu de ses traumatismes. Pendant ce temps, Stéphane passe ses jours entre le village et les missions, revient, repart. Il vit avec sa mère. Deux semaines après le retour de Mélisande, la mère la rassure, elle a entendu que Stéphane est parti en mission. Quelques jours plus tard, elle se promène avec Matthieu le long dun sentier. Le garçon court dans lherbe, poursuit des papillons, elle sassied sur une souche sèche, une brise légère caresse son visage.
Mélisande repense à son enfance, à son premier amour. Soudain, elle sent son cœur vibrer comme si quelquun était près delle.
Mélisande, lappelle doucement, elle se lève, ils se précipitent lun vers lautre.
Stéphane a changé, plus mature, ses yeux trahissent encore une peine profonde. Mélisande reste aussi belle, un peu plus féminine. Ils se regardent, muets. Il na jamais cessé de laimer, la douleur sest calmée.
Stéphane, pardonnemoi pour tout, pardonne mon père, pardonne que tu ne saches pas que tu as un fils. Tout aurait pu être différent. Je ne me suis pas mariée avec Victor, cétait un mensonge du père. Jai vécu chez Véronique en ville.
Stéphane reste bouche bée, le garçon Matthieu surgit de lherbe, court vers eux. Sans explication, il comprend immédiatement quil sagit de son fils, le même que sur les vieilles photos.
Mon fils, le soulèveil, le garçon éclate de rire. Mon petit! Je ne te laisserai plus partir.
Papa, demande Matthieu, tu machèteras un ballon de foot?
Bien sûr, mon enfant, on va tout de suite au magasin, on achètera tout ce que tu veux. Et toi, maman, il regarde tendrement Mélisande, qui hoche la tête les larmes aux yeux.
Mélisande remercie le destin davoir retrouvé Stéphane, le destin aime les reconnaissants et les récompense généreusement de bonheur familial.







