À l’Unanimité Complète

Dans chaque promotion, malgré les années qui ségrènent, il subsiste toujours ce noyau les anciens camarades qui se téléphonent, se retrouvent, maintiennent le cercle. Quand lanniversaire de la classe approche, les mêmes visages prennent en charge lorganisation : lieu, menu, programme tout comme dordinaire, avec simplicité et bonne humeur.

Lorsque la liste des invités fut dressée, la discussion devint plus vive. Il fallait bien sûr appeler les professeurs, mais les anciens de la classe, tous y seront?
«Tous seront présents», affirma avec assurance Serge Dupont. «Sauf Sacha Gauthier, on ne la pas invité. Il est déjà trop souvent ivre.»
«Comment ça, Sacha ne sera pas là?», sécria Marcelline Legrand, aux lunettes à monture épaisse. «Il y sera! Jen ai parlé avec lui.»
«MarcelLéa», répliqua doucement Victoire Martin, ancienne déléguée, «il pourrait encore se saouler, ce serait gênant. Je lai vu lautre jour, à peine debout, il ne ma même pas reconnue.»
Marcelline soupira simplement :
«Pas de problème. Je sais quil se prépare.»
«Peutêtre,», ajoutatelle, «cette réunion compte plus pour lui que pour nous tous réunis.»

Sacha était différent à lécole. Doux, discret, toujours aimable, il ne haussait jamais la voix et ne blessait jamais personne. Il savait écouter, aider, être présent quand on avait besoin de lui. Ses cahiers étaient impeccables, son écriture régulière, ses dictées sans faute. Physique et mathématiques lui coulaient de source, les formules semblaient murmurer leurs solutions directement à ses oreilles. Aux olympiades, il revint presque toujours avec un diplôme pas toujours premier, mais toujours mérité. Lors des remises de diplômes, on le plaçait à côté des meilleurs élèves ; placer la main sur le cœur nétait pas un geste de fierté, mais de gêne ainsi il percevait toute forme de louange.

Il rêvait dintégrer une école militaire après la troisième. Je me souviens quil était allé, avec la professeure principale, à la journée portes ouvertes de lacadémie. Il revint tout éclairé, racontant luniforme, la marche, la discipline, ce quon y apprend pour être utile. Tout le monde croyait quil réussirait.

Mais la réalité de son foyer était toute autre. Son père était décédé depuis longtemps et sa mère buvait.

Un jour, lors de la remise du diplôme, elle arriva après une forte cuite, vacillante, les yeux troubles, les cheveux en désordre. Au moment où lon remettait le diplôme à Sacha, elle cria soudain:
«Bravo, Sacha! Mon fils!»
Il resta rouge, les poings serrés, comme sil voulait senfoncer dans le sol. Les compliments de sa mère furent pour lui comme une explosion soudaine ils ne lui étaient pas utiles.

Ses projets décole militaire seffondrèrent. Il craignait que sa sœur ne soit confiée à laide sociale sil partait. Il resta donc à continuer ses études, travaillant le soir, manquant souvent les cours, puis sattirant la compagnie de mauvaises fréquentations, et tout prit le mauvais tournant.

Il se prépara à la réunion à sa manière. Il trouva un costume gris, deux tailles trop grand, mais propre. Il passa longtemps à choisir la chemise, à la repasser, à vérifier les boutons. Il se rase avec précaution, arrangea ses cheveux il faisait ce quil pouvait. Il ne but pas pendant deux jours, voulant être lui-même cette soirée où tous se rassembleraient.

En arrivant devant le bistrot, il nosa pas franchir immédiatement la porte. Il resta à lécart, où on ne le voyait pas, observant. Il voyait les anciens se saluer, sétreindre, montrer des vidéos sur leurs téléphones, plaisanter et rire à gorge déployée, comme si tout leur était facile aujourdhui.

Il restait, embarrassé et incertain, comme sil craignait quun pas de travers ne brise le tableau fragile de cette soirée. Ce nest quune heure plus tard quil décida dentrer.

Il sarrêta sur le seuil les cheveux propres mais non coupés, le costume trop grand, les épaules légèrement affaissées, le regard timide. Marcelline lappela aussitôt:
«Sacha, viens ici! Voici ta place!»
Il savança. Les autres saniment : toasts, rires, musique. Sacha but à peine, mangea à peine il restait assis, à écouter, à observer. Parfois, un sourire fugitif passait sur ses lèvres.

Lorsque la soirée toucha à sa fin, Sacha se leva. Sa voix tremblait, chaque mot lui coûtait, comme si de longues années sétaient compactées en un nœud qui éclatait enfin:
«Merci merci de mavoir invité cest sans doute la meilleure chose qui me soit arrivée ces quinze dernières années»
Les yeux brillants, un nœud monta à la gorge, les épaules se crispèrent, les mains tremblaient légèrement. Il était vulnérable, ouvert, tel un enfant qui croit pour la première fois quon lacceptera tel quil est.
«Je je suis très reconnaissant Pardonnezmoi si un jour eh bien, si jai blessé quelquun»

Alors, en chœur, sécria la salle:
«Bien sûr, Sacha! Nous sommes ravis! Sans toi, la soirée ne serait pas la même!»

Sa sincérité fut noyée dans cet écho poli: sourires, tapes sur les épaules, assurances retentissantes Ce nétaient pas des gestes de compassion, mais une courtoisie sociale où personne ne voulait creuser plus profondément. Un hypocrisie pure: paroles chaleureuses, regards fuyants, affection de façade.

Marcelline observait tout cela, la pensée murmurant: «Vous ne vouliez pourtant pas linviter»

Mais le plus important, grâce à Dieu, Sacha ne vit pas la duplicité. Il crut leurs mots, nayant aucune raison de douter. Il remercia, sinclina légèrement, embarrassé, et quitta la salle parmi les premiers. Il sortit silencieusement, sans dire au revoir, sans attendre, sans se retourner.

Après son départ, les rires continuèrent, les vieilles anecdotes refirent surface: qui travaille où, comment vivent les uns, qui a rencontré qui Et encore, rires, musique, tintement des verres.

Tard dans la nuit, Marcelline, rentrant chez elle, aperçut Sacha assis sur le banc devant lentrée, sous le faible éclair dun réverbère. Il était penché, déjà ivre, les yeux troubles, les mains posées sur ses genoux. Marcelline ne le reconnut pas.
Elle sapprocha, le cœur serré:
«Pourquoi astu trop bu, Sacha? Aujourdhui tu tes tenu droit, tu as été toi-même Pourquoi maintenant?»
Elle le regarda, le carré sombre, les fenêtres vides, le lampadaire, et pensa:
«Combien de vies se brisent en silence, sans quune main, une épaule, un mot fidèle ne sélèvent? Si quelquun avait été là, alors Sacha ne seraitil pas à présent dans ce costume, ivre, sur ce banc»

La question resta suspendue dans le silence nocturne, sans réponse.

Оцените статью
À l’Unanimité Complète
Elle va le regretter, c’est certain !