« On ne t’attendait pas », dit ma sœur avant de claquer la porte

« On ne tattendait pas », dit la sœur en fermant la porte.

« Maman est morte il y a trois jours, et toi, tu arrives seulement maintenant ! » La voix dans le combiné tremblait de colère retenue.

Élodie serrait le téléphone contre son oreille, essayant de retenir son lourd sac tout en cherchant les clés de la voiture de location. La pluie sintensifiait, les gouttes crépitant sur le toit de labri de la gare.

« Manon, je tai expliqué. Jétais en mission en Nouvelle-Calédonie, il ny avait pas de réseau. Dès que jai su, jai pris le premier avion. »

« Une mission plus importante que ta mère ? »

« Ne commence pas. Je suis en route. Jarrive dans une heure. »

La sœur raccrocha. Élodie sinstalla dans la voiture, resta immobile un moment, fixant les lumières de la ville estompées par la pluie. Sa ville natale, celle quelle avait quittée quinze ans plus tôt. À lépoque, elle avait vingt-cinq ans, bien décidée à conquérir Paris. Maman pleurait, papa se taisait, et Manon, sa petite sœur, hurlait quelle était une traître.

Le trajet jusquà la maison parentale prit plus dune heure. La ville avait changé nouveaux quartiers, centres commerciaux, échangeurs routiers. Mais plus elle approchait du vieux centre, plus les rues lui étaient familières. La boulangerie où elles achetaient des croissants encore chauds avec Manon. Lécole, sa peinture écaillée. Leur rue calme, avec ses jardinet et ses bancs devant les immeubles.

La maison familiale se trouvait au bout dune impasse. Deux étages, une mansarde, autrefois blanche, maintenant grisée par le temps. La lumière était allumée dans la cour, des silhouettes bougeaient derrière les rideaux. Élodie se gara près du portail, prit son sac, inspira profondément.

La petite porte nétait pas verrouillée. Sous lauvent, des tables étaient dressées avec des nappes blanches. La veillée funèbre. Quelques personnes fumaient près de lentrée, parlant à voix basse. En apercevant Élodie, elles se turent.

« Bonjour », dit-elle.

Personne ne répondit. Tante Jeanne, lamie de maman, détourna le regard. Le voisin, monsieur Laurent, secoua la tête. Élodie passa devant eux, monta les marches, tira la poignée.

Verrouillée.

Elle sonna. Des pas, le claquement du verrou. Manon apparut dans lentrebâillement. Vieillie, amère, en robe noire.

« On ne tattendait pas », dit la sœur avant de refermer la porte.

Élodie resta sur le perron, incrédule. Derrière elle, les murmures des fumeurs reprirent. Elle sonna de nouveau. Silence. Frappa.

« Manon ! Manon, ouvre ! Cest absurde ! »

La porte sentrouvrit, retenue par la chaîne.

« Pars, dit Manon. Tu nas rien à faire ici. »

« Je suis venue dire au revoir à maman ! »

« Trop tard. On la enterrée hier. »

« Mais tu as dit quelle était morte il y a trois jours ! »

« Et alors ? Tu pensais arriver à temps ? Quinze ans dabsence, et là, ça te prend subitement ? »

« Manon, laisse-moi entrer. Parlons comme des adultes. »

« Comme des adultes ? Quand papa est mort, tu as agi en adulte, toi ? Tu nes même pas venue ! »

« Jétais au Sénégal ! En expédition ! Sans réseau ! »

« Toujours des excuses. Le Sénégal, lAntarctique, les missions. Pendant ce temps, nous, on était là avec maman. Elle a été malade trois ans, Élodie. Trois ans ! Où étais-tu ? »

Élodie se tut. Elle savait que maman était malade. Elle appelait, envoyait de largent pour les soins. Mais venir Toujours quelque chose len empêchait. Le travail, les projets, les recherches.

« Jai envoyé de largent. »

« De largent ? » Manon eut un rire amer. « Elle navait pas besoin de ton aide financière, mais de toi. De sa fille. Mais tu as choisi ta carrière. »

« Ce nest pas juste. »

« Quest-ce qui nest pas juste ? Que jaie quitté mon travail pour moccuper de maman ? Que mon mari soit parti parce que je passais plus de temps à lhôpital quà la maison ? Que mon fils me connaisse à peine parce que jétais toujours avec grand-mère ? »

La porte claqua. Élodie descendit du perron, sassit sur un banc dans le jardin. La pluie avait cessé, mais les arbres gouttaient encore. Des voix et le bruit de vaisselle venaient de la maison.

« Élodie Dupont ? »

Elle se retourna. Une femme dune quarantaine dannées, inconnue, se tenait là.

« Je suis Claire, votre voisine. On est arrivés il y a cinq ans. Votre maman parlait souvent de vous. »

« Vraiment ? »

« Elle était si fière. Disait que sa fille était une scientifique, quelle voyageait dans le monde entier, publiait des articles. Elle gardait toutes les coupures de journaux. »

Les yeux dÉlodie picotèrent.

« Et elle ne parlait pas du fait que je lavais abandonnée ? »

« Vous navez abandonné personne. Chacun a sa vie. Anne-Marie le comprenait. »

« Manon, elle, ne comprend pas. »

« Elle est blessée. Elle en a bavé. Mais ça ne veut pas dire quelle a raison. »

Claire sassit à côté delle.

« Votre maman vous a écrit une lettre. Elle me la donnée, ma demandé de vous la remettre si vous veniez. »

« Une lettre ? »

Claire sortit une enveloppe de sa poche. Dune écriture familière, on y lisait : « Pour ma petite Élo ».

« Merci », murmura Élodie en prenant lenveloppe dune main tremblante.

« Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis à côté, portail vert. »

Claire séloigna. Élodie resta assise avec la lettre en main. Louvrir lui faisait peur. Elle se leva, marcha vers la voiture. Un homme âgé sortit de la maison oncle Louis, le frère de sa mère.

« Élodie ? Te voilà enfin. »

« Oncle Louis. » Elle létreignit. « Au moins, toi, tu es content de me voir. »

« Bien sûr. Viens à lintérieur. »

« Manon ne veut pas. »

« Des bêtises. Cest aussi ta maison. »

Il la prit par la main, la conduisit vers lentrée. Il ouvrit avec sa propre clé.

« Manon ! » appela-t-il. « Jai ramené Élodie. »

La sœur sortit de la cuisine, sessuyant les mains sur son tablier.

« Oncle Louis, je tavais demandé »

« Tu nas rien demandé. Élodie a le droit dêtre là. Cest la maison de ses parents. »

« Quelle a abandonnés ! »

« Ça suffit, Manon. Ta mère naurait pas voulu cette dispute. »

« Comment peux-tu savoir ce quelle voulait ? »

« Parce que jétais avec elle à la fin. Elle ne parlait que dÉlodie. Elle ma dit de te demander de lui pardonner si elle ne pouvait pas revenir à temps. »

Manon sappuya contre le mur, se couvrit le visage.

« Cest injuste. Jai tout fait pour elle, et elle ne pensait quà Élodie. »

« Elle taimait aussi, dit oncle Louis en la serrant contre lui. Simplement différemment. Toi, tu étais là. Élodie, loin. On sinquiète toujours plus pour ceux qui sont loin. »

Dans le salon, une vingtaine de personnes étaient attablées. Famille, voisins, amies de maman. Tous se turent quand Élodie entra.

« Bonjour », dit-elle.

Quelques-uns hochent la tête, dautres détournèrent le regard. Tante Lucie, la sœur de papa, se leva, sapprocha.

« Ma pauvre Élodie, toutes mes condoléances. Ta mère était une femme merveilleuse. »

« Merci, tante Lucie. »

Peu à peu, dautres vinrent lui présenter leurs condoléances. Seule Manon restait dans son coin, bras croisés.

« Assieds-toi, mange quelque chose, dit tante Jeanne en posant une assiette devant Élodie. Tu dois être affamée après ce voyage. »

« Merci, je nai pas faim. »

« Il faut. Ta mère aurait été triste. »

Élodie prit une cuillère, goûta la soupe. La recette de maman. Une boule lui serra la gorge.

« Raconte-nous ta vie, demanda oncle Louis. Ta mère disait que tu travaillais maintenant dans un institut ? »

« Oui, à lInstitut océanographique. Je fais des recherches sur les écosystèmes marins. »

« Tu voyages beaucoup ? »

« Il le faut. Expéditions, conférences. »

« Toujours pas mariée ? » demanda tante Lucie.

« Non. Ça na pas marché. »

« Une carriériste, lança Manon. La famille, ça ne lintéresse pas. »

« Manon, ça suffit, réprimanda oncle Louis. »

« Quoi ? Je dis la vérité. Pas de mari, pas denfants. Seul le travail compte. »

Élodie se leva.

« Vous savez quoi ? Oui, jai choisi ma carrière. Et je ne le regrette pas. Ce que je fais est important. Mes recherches aident à préserver locéan pour les générations futures. »

« Mais ta propre mère, tu ne las pas préservée, rétorqua Manon. »

« Contre le cancer, aucune recherche naurait aidé ! »

« Mais être là, tenir sa main, lui apporter du thé, veiller quand elle souffrait la nuit, ça, ça aide ! »

« Je naurais pas pu ! cria Élodie. Tu comprends ? Je naurais pas supporté de la voir séteindre ! Je suis une lâche, daccord ! Jai fui ! Mais ça ne veut pas dire que je ne laimais pas ! »

Un silence tomba. Manon sapprocha.

« Tu sais ce quelle a dit à la fin ? Où est ma petite Élo ? Pourquoi elle ne vient pas ? Et je mentais. Je disais que tu arrivais bientôt. Tous les jours, je mentais. »

« Pardonne-moi. »

« Pardonner quoi ? Que jaie tout porté seule ? Que maman soit morte avec ton nom sur les lèvres, pas le mien ? »

« Manon »

« Non, écoute. Tu débarques ici et tu crois que tu peux juste apparaître, pleurer aux funérailles et repartir vers ta belle vie. Moi, je reste. Avec une maison vide, des dettes pour les soins, un fils qui grandit sans père. »

« Quelles dettes ? Jai envoyé de largent. »

« Oui. Mais les soins coûtaient plus cher. Jai hypothéqué la maison. »

« Quoi ? Pourquoi tu ne mas rien dit ? »

« Trop fière. Et ça aurait changé quoi ? Tu aurais envoyé plus ? Non merci. »

Élodie sortit son téléphone.

« Quest-ce que tu fais ? »

« Jappelle la banque. Je veux connaître le montant de la dette. »

« Élodie, ce nest pas »

« Si. Cest ce que je peux faire. Jai les moyens. »

Pendant quelle parlait à la banque, les invités commencèrent à partir. Bientôt, il ne resta plus que les deux sœurs et oncle Louis.

« Les filles, dit-il. Arrêtez de vous disputer. Votre mère naurait pas voulu ça. »

« Elle ne voulait pas beaucoup de choses, grogna Manon. Mais cest comme ça. »

« Lis, dit oncle Louis en désignant la lettre dans les mains dÉlodie. Peut-être que tu comprendras quelque chose. »

Il partit. Les sœurs restèrent seules. Élodie ouvrit lenveloppe, déplia la feuille.

« Ma petite Élo, ma chérie. Je sais que tu te sens coupable. Arrête. Je ne ten veux pas. Tu vis ta vie comme tu le dois. Je suis fière de toi. Fière que ma fille soit une scientifique, quelle fasse des choses importantes. Manon est en colère, mais ça passera. Elle est bonne, juste épuisée. Aidez-vous lune lautre. Vous êtes sœurs, du même sang. Papa aurait été triste de vous voir ainsi. Prends soin de toi, ma fille. Et sache que je tai toujours aimée. Maman. »

Élodie tendit la lettre à Manon. Celle-ci la lut, sassit en pleurant.

« Elle a toujours été comme ça. Elle excusait tout le monde, plaignait tout le monde. »

« Trop gentille. »

« Moi, je suis méchante. En colère contre toi, contre moi, contre le monde entier. »

Élodie sassit près delle, lenlaça.

« Tu as le droit. Jai vraiment agi comme une égoïste. »

« Mais maman ta pardonnée. »

« Et toi ? »

Manon hésita, essuya ses larmes.

« Je ne sais pas. Un jour, peut-être. Mais pas maintenant. »

« Je comprends. »

Elles restèrent assises ensemble dans le salon vide. Dehors, la nuit tombait. Lodeur des plats du repas funèbre et des fleurs flottait dans lair.

« Parle-moi de maman, demanda Élodie. De ces dernières années. »

« Que veux-tu que je te dise ? Elle était malade, se soignait, espérait. Elle lisait beaucoup. Elle connaissait tes articles par cœur. Elle en faisait profiter les voisines. »

« Et à la fin ? »

« Elle sest éteinte doucement. Dans son sommeil. Je suis entrée le matin pour lui apporter son thé, elle ne respirait plus. Son visage était paisible, presque souriant. »

« Cest bien quelle nait pas souffert. »

« Elle a souffert. Elle ne le montrait juste pas. Elle disait : Pourquoi vous attrister ? »

« Vous, cest toi et moi ? »

« Et Théo aussi. Mon fils. Il était plus proche delle que de moi. »

« Où est-il maintenant ? »

« Chez une amie. Je ne voulais pas quil assiste à la veillée. Il na que dix ans. »

« Je peux le rencontrer ? »

« Demain. Si tu restes. »

« Je reste. Il faut soccuper de la maison, des papiers. »

« Et après ? Tu repartiras ? »

Élodie hésita.

« Je ne sais pas. Le travail »

« Bien sûr, le travail. Toujours en premier. »

« Manon, je ne peux pas abandonner mes recherches. Cest important. »

« Plus que la famille ? »

« Cest aussi une famille. Scientifique. Des gens comptent sur moi. »

« Et moi, je ne compte pas ? »

« Comment ça ? »

« Jen ai marre, Élo. Dix ans seule avec un enfant. Trois ans avec une mère malade. Jai parfois envie quon soccupe de moi, moi aussi. »

« Viens à Paris. »

« Quoi ? »

« Viens chez moi. Jai un trois-pièces, il y a de la place. Théo ira dans une bonne école. Tu trouveras du travail. »

« Tu es sérieuse ? »

« Absolument. On vend la maison, on règle les dettes. Vous recommencerez. »

Manon secoua la tête.

« Je ne peux pas. Cest ma maison. Notre maison. »

« Une maison, ce ne sont pas des murs. Ce sont les gens. Et les gens peuvent vivre nimporte où. »

« Facile à dire. Tu es habituée aux déménagements. »

« Réfléchis au moins. Ne décide pas maintenant. »

Le lendemain matin, Élodie se réveilla dans son ancienne chambre. Rien navait changé le même papier peint à fleure, le même bureau, les mêmes livres. Comme si le temps sétait arrêté.

Dans la cuisine, Manon préparait le petit-déjeuner. À côté delle, un garçon le portrait de Manon enfant. Les mêmes yeux marron, le même menton têtu.

« Théo, voici tante Élodie. Ma sœur. »

« Bonjour », dit le garçon en tendant la main.

« Salut, Théo. Ta maman ma beaucoup parlé de toi. »

« Mamie aussi parlait de vous. Elle disait que vous étudiez les baleines. »

« Pas seulement. Tout locéan. »

« Trop cool. Je peux venir en expédition avec vous ? »

« Théo ! » réprimanda Manon.

« Tu pourras, sourit Élodie. Quand tu seras plus grand. »

« Cest long, huit ans ? »

« Une éternité ! »

Autour de la table, la conversation sanima. Théo était curieux, cultivé. Il posait des questions sur locéan, les animaux marins. Élodie répondait, racontant ses voyages.

« Maman, on peut aller chez tante Élodie à Paris ? sexclama-t-il. »

« Théo »

« Il y a un océanarium là-bas ! Et des musées ! Et »

« On verra », dit Manon.

Après le petit-déjeuner, les sœurs allèrent au cimetière. Une tombe fraîche, une plaque temporaire, des couronnes. Élodie déposa un bouquet de roses blanches les préférées de maman.

« Pardonne-moi, maman, murmura-t-elle. »

Manon lui prit la main.

« Elle ta pardonnée. Tu as lu la lettre. »

« Ça fait quand même mal. »

« Ça passera. Pas tout de suite, mais ça passera. »

Elles restèrent un moment en silence, main dans la main. Deux sœurs, si différentes et si proches.

« Tu sais, dit Manon. Je vais réfléchir pour Paris. »

« Vraiment ? »

« Théo mérite une bonne éducation. Ici, il ny a pas grand-chose pour lui. »

« Je taiderai. Pour lappartement, le travail, lécole. »

« Je sais. Tu as toujours aidé. À ta manière, mais tu as aidé. »

En rentrant, Manon sarrêta soudain.

« Tu te souviens, quand on était petites, on rêvait de vivre ensemble plus tard ? »

« Oui. Toi, tu voulais une grande maison avec un jardin. »

« Et toi, un appartement avec vue sur la mer. »

« Bon, il ny a pas la mer à Paris, mais la Seine, ça ira. »

« Pour commencer, ça ira », sourit Manon.

Le soir, quand Élodie se prépara à partir, Manon sortit pour lui dire au revoir.

« Désolée pour hier. Cétait la colère qui parlait. »

« Je comprends. À ta place, jaurais fait pareil. »

« Non, toi, tu aurais ouvert. Tu nes pas rancunière. Moi, si. »

« Mais tu es honnête. Cest plus important. »

Elles sétreignirent. Fort, comme dans leur enfance, avant les rancœurs et les malentendus.

« Reviens dans un mois, dit Manon. Tu maideras pour le déménagement. »

« Je reviendrai. »

« Et ne disparais plus pendant quinze ans. »

« Promis. »

Élodie monta dans la voiture, fit un signe de la main. Manon et Théo, près du portail, lui répondirent. La maison, derrière eux, semblait moins solitaire.

Sur la route de laéroport, Élodie songea que maman avait raison. La famille, ce nest pas un lieu, ce sont les gens. Et ces gens doivent rester ensemble, sentraider, se pardonner.

Elle sortit son téléphone, envoya un message à Manon : « Merci davoir ouvert la porte. La deuxième fois. »

La réponse arriva vite : « Elle était toujours ouverte. Cest moi qui étais devant. Plus maintenant. »

Élodie sourit. Tout irait bien. Maman aurait été contente.

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