28octobre2025 19h30
Je nai jamais pensé écrire ces mots, mais aujourdhui je dois mettre à nu le chaos qui sest installé dans notre petit HLM du 12ᵉ arrondissement.
«Tu nes pas ma mère! Laissenous tranquille, mon père et moi!», a crié Agathe, petite, à coups de mots acérés et de lapins en peluche, parfois même en lançant des morceaux de plastique tranchant. Chaque prétendante à la place de bellemère qui franchissait le seuil de notre modeste forteresse en panneaux de plâtre lentendait. «Tu devrais emmener ta petite hystérique chez le psy,» ricanaient-elles, «sinon elle grandira en crachant du spume au nez de tout le monde.»
Antoine, désolé, ramassait les plumes du pigeon quAgathe venait de briser contre le mur, sexcusant dune voix tremblante : «Je nai pas prévu quelle jette» Il rappelait sans cesse la perte de sa propre mère, un sujet quil narrivait pas à faire taire.
«Jai perdu mon chien lautre jour, mais je ne hurle pas comme une folle et je ne lance rien!», répliqua une voix. «Un chien? Tu mets la perte dune mère sur le même plan quun animal?»
Je me suis senti presque étouffé, comme si une odeur nauséabonde venait de sinfiltrer sous la porte. La jeune femme tourna la clef à fond, la revirant dans lautre sens, et claqua la porte avec une telle force que les ampoules du rezdésols sallumèrent en même temps, comme si le son faisait tourner les fils.
«Mon chéri, pourquoi? Ça fait presque quatre ans que je ne peux plus tenir toute seule!», implora Agathe en saccrochant au cou dAntoine, les larmes au bord des yeux.
Je métais enfermé davantage chaque jour, le vent doctobre semblant me traverser en permanence, jusquau jour où Manon entra dans ma vie, réchauffant non seulement mon cœur mais aussi mes genoux, lorsquelle renversa son café sur mon pantalon dans le métro. Elle piétina trois fois mon pied puis me lança un parapluie qui frappa mon œil.
«Au cas où tu casserais ton nez ou te tacherais la figure, voilà une deuxième lingette humide,» ditelle en essuyant mes pantalons. «Ça tarrive souvent?»
«De temps en temps,» répondisje sans réfléchir.
Après ce premier café, jinvitai Manon à en prendre un second, puis un troisième. Elle semblait attirer les situations les plus absurdes : portes de bus qui se referment, chats du voisin qui grattent la moitié du visage, amendes pour traverser hors des passages piétons (elle aurait pu y remporter une médaille dor). Elle ne se fâchait jamais, nétait jamais offensée; pour moi elle était une aimante maladresse qui me fit perdre la tête comme un collégien.
«Quand on rentrera, ne prête pas attention à ses joutes, elle est bonne au fond,» me conseilla un ami. «Et toutes ces femmes» je bafouillai, coupable de tout.
Manon me toucha doucement le poignet en arrivant à lentrée. «On nest pas obligés daller chez toi. On peut se rencontrer dans la rue?»
«Dans la rue?» répliquaije, surpris.
«Oui, chez toi elle est nerveuse, alors faisons cela dehors. Et mes bottes sentent les chats,» bafouillatelle, «ma voisine ma demandé de surveiller son MaineCoon qui ne maime pas trop.»
Je sors mon badge dinterphone, la porte souvre en bourdonnant, et je linvite à entrer. Elle cherchait quelque chose en ligne quand, derrière, une petite voix sécria:
«Cest votre portefeuille?»
Je me retournai et vis une fillette denviron sept ans, les yeux écarquillés, tenant mon portefeuille rempli deuros, cartes et ordonnance.
«Merci, jai failli le perdre,» souritelle.
«Faites plus attention,» grondatelle, en frottant son nez.
«Tu nes pas seule?» demandaije.
«Non, je suis avec mon grandpère et Olivier,» pointatelle le vieil homme qui bricolait sous le capot dune petite Renault noire, tandis quun garçon de son âge tenait des outils.
Soudain, une «colis» vola du lampadaire et atterrit sur lépaule de Man
on.
«Une petite souris a fait son besoin sur vous,» ricana la fillette.
Je riais, pensant que cétait une simple anecdote, puis je sortis une lingette pour nettoyer. «Ce ne sont pas des souris, ce sont des pigeons,» expliquaije.
«Les pigeons sont les postiers des anges, ils livrent les lettres au ciel,» ajouta la fillette avec la conviction dune conteuse.
Le bruit de linterphone retentit, la porte souvrit et japparus.
«Enfin!Tu es partie sans rien dire, je pensais quon tavait enlevée,» disje en prenant la fillette dans mes bras.
Je présentai Manon à Agathe, et lenfant lança un regard brûlant sur moi. Le reste de la soirée fut un silence lourd, les conversations sétiolaient comme un fil tiré trop fort.
«Désolé,» murmuraije en partant avec ma fille.
«Tout va bien,» réponditelle à peine audible.
Le lendemain, je croisai Manon près de lentrée et je la vis ramasser des pigeons derrière un banc.
«Je les attrape,» déclaratelle, les yeux fixés sur un pigeon gris qui picorait du pain rassis.
«Comment comptestu les attraper?» demandaije, intrigué.
«À la main,» répliquatelle.
«Tu ne vas pas en attraper beaucoup comme ça, il te faut un filet,» conseillaije.
Elle me regarda comme si jétais stupide.
«Je peux ten apporter un,» proposaije.
Je courus à la salle des enfants, revins quarante minutes plus tard avec un grand filet et un sac de graines. Nous répandîmes les graines sur la place, et en cinq minutes le ciel se couvrit dun nuage de pigeons qui se posèrent en masse.
«À toi,» tendisje le filet.
Agathe le saisit, se précipita et captura le vol. «Je lai!» sécriatelle.
«Donnemoi la lettre,» ditelle, mais le pigeon, débordant dénergie, senvola à nouveau, percutant Manon qui poussa un cri. Le bruit fit sortir les voisins, rires et disputes se mêlant dans le couloir.
Après dix minutes, Man
on essuya le désordre avec des lingettes humides, tandis que le pigeon, plus tard, séchappa par la fenêtre et ne revint jamais. Agathe disparut dans son appartement, revenant avec un seau deau et une serpillière.
«Antoine?» appelatelle depuis lentrée. Japparaisais, surpris de voir ma fille et Manon frotter le sol du hall.
«Ne pose pas de questions,» lançatelle avec un clin dœil.
«Daccord, papa,» rétorquatelle.
Je fermai la porte, un peu confus.
«Pourquoi on les attrape? Il existe des pigeonnières où les pigeonspostiers travaillent,» ditelle quand le nettoyage fut fini.
«Vraiment? Pourquoi ne lastu pas dit plus tôt?» répliquaije.
«Je lavais oublié,» admitelle, «ça fait longtemps que je nai pas envoyé de lettres au ciel.»
«On peut y aller?» sexclama Agathe, toute excitée.
«Demain, après le travail,» promisje.
Le soir même, Manon mappela.
«Pensestu que cest une bonne idée? Quand elle grandira, elle pourrait se sentir trahie,» sinquiétatelle.
«Si on mavait menti depuis lenfance, je serais sûrement folle,» répondisje.
«Tu as raison,» acquiesçatelle. «Vous y irez sans moi?»
«Oui, elle est brillante, je parlerai avec elle,» assuraitje.
Le lendemain, nous prîmes un taxi pour la pigeonnière.
«Ils sont si blancs et beaux!» sémerveilla Agathe, observant les oiseaux. «Je peux en choisir un? Il livrera bien ma lettre à maman?»
«Il suffit décrire le bon code postal,» rappelaije.
Elle nota notre adresse, ajouta «de la part de la petite fille», pour que les anges ne se trompent pas. Nous donnâmes largent au propriétaire, qui attacha la missive à la patte du pigeon avant de le laisser senvoler.
«Merci,» sanglotatil, essuyant les larmes avec le revers de son manteau.
Deux jours plus tard, le téléphone sonna.
«Agathe a reçu une réponse du ciel, parlait de toi,» annonçatil. «Tu veux la lire?»
Je raccrochai, le cœur serré. Man
on, bouleversée, rentra précipitamment au bureau, ferma le projet sur lequel elle travaillait depuis des semaines et, dans la panique, le supprima en éteignant son ordinateur.
Je montai à son étage, sonné la porte. Antoine était là.
«Agathe était dans la cour avec le petit garçon du voisin, elle a laissé une lettre sur la table,» ditil.
Manon, les yeux gonflés, prit le papier froissé où lon lisait, à la petite écriture pleine derreurs:
«Merci ma petite pour ta lettre, je suis forte et je pense à vous avec papa. Jai vu Manon, elle est gentille. Elle nest pas ta mère, mais vous pouvez être amies. Cest ce que je souhaite. Ta maman.»
Je ressentis une boule dans la gorge, les larmes coulaient, le texte se délavait sous leur humidité.
«Elle a compris,» murmuratil en me serrant.
Je hochai la tête, encore submergé.
«Je pensais lui trouver une mère, mais elle avait besoin dune amie,» avouaitje.
«Je nai jamais voulu pousser plus loin,» soufflatelle, et je vis, à travers la vitre, un pigeon qui nous observait, prêt à reprendre son vol vers les cieux.
**Leçon du jour:** on ne peut pas remplacer la perte dun être cher par un rôle imposé ; parfois, la vraie guérison se trouve dans lamitié sincère et dans le fait découter les petites voix qui nous réclament simplement dêtre comprises.







