12février2025
Cher journal,
Aujourdhui jai revécu, en pleine nuit de garde, lun des souvenirs qui restent gravés comme une gravure sur le cœur. Depuis que je travaille, depuis plus dune décennie, dans le petit service de maternité du Centre Hospitalier de BoulognesurMer, jai vu passer près de douze mille nouveaunés. Mais il y a eu des cas si singuliers quils restent dans la mémoire comme des éclats de verre. Et parmi eux, la seule triplée que jai eu le privilège daccueillir! Cest lhistoire que je veux partager.
Cétait un jeune couple, attendait son premier enfant. Le père, Antoine, était affecté ici par son service de maintenance aéronautique à laérodrome local. Il venait dun village de lAlgérie ancienne, était grand, calme, presque nonchalant à la fois le stéréotype du «père déquipage» et le témoin dun passé que lon croyait révolu. La mère, Camille, était une Parisienne flamboyante aux cheveux roux éclatants, pleine dénergie et dune beauté qui faisait tourner les têtes. On aurait du mal à la qualifier de «femme» sans que le mot ne se frotte les lèvres.
Ils vivaient dans un minuscule studio de la résidence universitaire de la ville. Lors des premières échographies, les médecins annoncèrent quils allaient avoir des jumeaux. Camille décida de partir à Paris, chez sa mère, pour accoucher. Mais les contractions survinrent prématurément, à 32semaines, et elle fut admise ce jour-là dans notre service de garde. Le bâtiment principal était en travaux de rénovation, nous opérions donc dans les couloirs de la maternité provisoire.
Lobstétricienne de garde, la Dre Isabelle Martin, était une femme dune expérience redoutable. En examinant Camille, elle sentit immédiatement que les bébés ne prenaient pas la position habituelle. Cela signifiait que la mise bas naturelle serait trop dangereuse. Nous décidâmes rapidement dune césarienne. Un rayon X fut réalisé pour confirmer la disposition des petits.
Le cliché révéla le choc: deux bébés, lun tête en haut, lautre pattes en bas. La situation était prévisible, mais ô combien délicate. Nous nous préparâmes à lopération en équipe.
Le premier petit garçon sortit, pesant 1700g. Pendant que la sagefemme et moi le stabilisions, le deuxième garçon fut extrait, 1600g. À peine avionsnous remis le deuxième sur le plateau que jentendis la Dre Martin sécrier :
«Prenez le troisième!»
Mon cœur sarrêta un instant. Les deux garçons étaient déjà très frêles! Jeus à peine le temps de protester que, soudain, une petite voix de bébé retentit. Une petite fille de 1400g venait au monde. Je restai sans voix, incapable de croire que je navais rien vu sur les images. En fait, les deux garçons sétaient couchés côte à côte le long de lutérus, tandis que la petite, perpendiculairement, sétait glissée entre eux, cachée aux yeux des médecins. Les trois petits se protégeaient comme de véritables gentleman qui gardent leur dame des regards indiscrets.
Si la Dre Martin navait pas insisté pour la césarienne, ces trois vies auraient très probablement été perdues. Nous prîmes la petite fille et, avec linfirmière, nous nous occupons des trois nouveaunés. Notre service nétait pas équipé pour une telle arrivée en masse : il ny avait quun seul «couveuse», ce lit chauffant pour prématurés. Nous y plaçâmes les trois, et heureusement ils y tenaient.
Toute la nuit, je restai aux côtés des bébés, le cœur serré, les yeux ouverts. Au petit matin, leurs signes vitaux se stabilisèrent. Le réveil sonna, et je me retrouvai près de la porte. Un bel homme en uniforme de pilote entra, le visage encore un peu couvert de fatigue.
«Qui est né chez moi?», demandatil, légèrement ahuri.
«Félicitations! Vous avez deux fils», bafouillaije, puis, plus lentement,: «et une fille!»
Linformation tarda à le parvenir, et il se répétait à voix basse, comme sil essayait de se convaincre :
«Deux fils et une fille Deux fils, je comprends Une fille?Je ne comprends pas Alors trois?»
Je répondais du mieux que je pouvais, un peu plus assurée à chaque phrase. Il sassit, prit de leau, et, malgré nos conditions modestes revenus modestes, petit logement, peu dargent, quelques euros qui peinent à couvrir les factures il reçut alors la plus grande surprise de sa vie: une triplée.
Les bébés restèrent plusieurs semaines en néonatologie pour prendre du poids et se rétablir. Jadorais passer du temps à les admirer, ces miracles de la nature. Malgré le fait quils étaient trois, ils étaient toujours bien soignés, nourris, et leur mère, Camille, était dune douceur infinie, affichant un sourire constant qui réchauffait la pièce.
Cétait la première triplée du petit hameau. La municipalité, touchée par lhistoire, leur attribua immédiatement un appartement de trois pièces dans un nouveau lotissement, les équipant de tout le nécessaire. Un(e) infirmier(ère) à domicile fut même assigné(e) aux premiers mois, pour les aider à sadapter. Mais le rôle principal, cétait bien sûr la mère: cette jeune femme dune beauté époustouflante, qui, dun seul effort, redonna vie à ses enfants et les fit grandir.
Dix ans se sont écoulés depuis ce jour. Hier, par hasard, je me trouvais dans la salle dattente de la polyclinique. Vika, linfirmière qui avait assisté à la naissance, entra avec ses enfants, venus rendre visite à leur père. Les deux garçons aux cheveux noirs, presque clones de leur papa, savancèrent lentement, suivis dune petite fille rousse, vive et souriante, la parfaite copie de sa mère.
Voir cette famille réunie me remplit dune joie indescriptible. Mes mains, même aujourdhui, semblent ressentir encore la chaleur de ces petits corps. Et dans le silence de la salle, je continue dentendre, comme un écho lointain, le battement de leurs cœurs minuscules.
Je referme ce journal avec gratitude. Chaque jour, je réalise que notre métier nest pas seulement une vocation; cest un miracle quotidien, et parfois, il nous offre des trésors que le temps ne pourra jamais effacer.







