Soirée pour soi-même

Salut, cest moi. Jai besoin de te parler dune soirée un peu particulière, histoire que tu te sentes moins tout seul quand ça te tombe dessus.

Je rentrais chez moi, dans une petite rue pavée de la banlieue parisienne, où les flaques, à moitié cachées sous les feuilles mortes, brillaient sous la lueur des rares réverbères. Cest la fin de lautomne à Paris, pas le moment idéal pour se balader: le vent frisquet te coupe jusquaux os, et les immeubles semblent plus froids et indifférents que dhabitude. Javançais un peu plus vite, comme si je voulais fuir quelque chose dinvisible qui me suivait depuis le matin. Demain, cest mon anniversaire une date que jessaie toujours dignorer.

À lintérieur, la tension était la même quà chaque année: pas une excitation joyeuse, mais un nœud lourd au creux de la poitrine. Chaque fois, ce sont les messages officiels, les appels brefs des collègues, les sourires de façade. Tout cela ressemble à une pièce de théâtre où je dois jouer le rôle du fêté, alors que je ne me sens plus du tout concerné.

Avant, cétait tout autre chose. Quand jétais petit, je me levais tôt, le cœur battant, et jattendais ce jour avec une vraie ferveur; je rêvais du parfum du gâteau à la crème, du froissement du papier demballage, de la voix chaleureuse de maman et du brouhaha des invités autour de la table. Les félicitations alors étaient sincères, accompagnées de rires authentiques et de petits tracas autour du dessert. Aujourdhui, ces souvenirs surgissent à peine et laissent toujours un petit goût de mélancolie.

Jai ouvert la porte de limmeuble lair humide ma frappé le visage encore plus fort. Dans le hall, le désordre habituel : un parapluie mouillé contre le mur, des vestes suspendues tant bien que mal sur les crochets. Jai enlevé mes chaussures et je me suis arrêté devant le miroir; mon reflet montrait la fatigue de ces dernières semaines et, quelque chose dautre une tristesse diffuse, le manque du vrai sentiment de fête.

«Tu es rentré?» a lancé ma femme, Sophie, depuis la cuisine, sans attendre de réponse.

«Oui» jai marmonné.

On sest habitués à ces courts échanges le soir: chacun fait son truc, on ne se retrouve que pour le dîner ou une tasse de thé avant de se coucher. La famille tourne au ralenti, une routine fiable mais un peu ennuyeuse.

Je me suis changé en pyjama, puis je suis allé à la cuisine. Lodeur du pain fraîchement sorti du four flottait dans lair; Sophie coupait des légumes pour la salade.

«Demain, il y aura beaucoup de monde?» ai-je demandé, presque sans intonation.

«Comme dhabitude: tu naimes pas les gros rassemblements On se fera juste à trois, non? Invite Damien, ton pote.»

Jai hoché la tête en silence, puis je me suis servi du thé. Mes pensées sentremêlaient: je comprenais la logique de Sophie pourquoi organiser une fête juste pour cocher une case? Mais quelque chose en moi protestait contre cette économie démotions.

La soirée sétirait lentement; je parcourais les infos sur mon téléphone, essayant de fuir les pensées insistantes sur le lendemain. Mais je revenais toujours à la même question: pourquoi la fête sestelle transformée en simple formalité? Où est passée la joie?

Le matin, mon téléphone sest mis à sonner avec une ribambelle de notifications de messagerie pro; des collègues mont envoyé les classiques félicitations avec emojis et GIFs du genre «Joyeux anniversaire!». Quelques messages étaient un peu plus chaleureux, mais tout sonnait comme une copiecolle.

Jai répondu machinalement «Merci!» ou un smiley. Le vide sest accentué: javais envie de ranger le téléphone loin de moi et doublier mon anniversaire jusquà lan prochain.

Sophie a monté la bouilloire un peu plus fort, pour couvrir le silence à la table.

«Je te souhaite Écoute, on commande une pizza ou des sushis ce soir? Jen ai marre de rester aux fourneaux.»

«Comme tu veux» aije lancé, un brin irrité, puis tout de suite regretté. Je nai rien expliqué, mais jai senti le mécontentement bouillonner en moi.

Vers midi, Damien a appelé:

«Salut! Joyeux anniv! On se voit ce soir?»

«Oui passe après le boulot.»

«Parfait, je ramène un truc pour le thé.»

La conversation a fini aussi vite quelle a commencé; jai senti une fatigue bizarre venant de ces échanges courts, comme sils nétaient faits que par devoir.

Toute la journée, je suis resté dans un demisommeil. Lappartement sentait le café mêlé à lhumidité des manteaux mouillés dans le hall, et dehors, la pluie continuait de tomber doucement. Jai tenté de travailler à distance, mais les souvenirs denfance revenaient sans cesse: à cette époque, chaque fête était lévénement de lannée; aujourdhui, elle se résume à un simple coche dans le calendrier.

Le soir, la mélancolie était totale; jai compris que je ne voulais plus endurer ce vide juste pour le confort des autres. Pas besoin de faire bonne figure devant Sophie ou Damien, même si ça devient gênant ou ridicule dexprimer ce quon ressent.

Quand on sest tous installés sous la lampe de chevet, la pluie tambourinait sur le rebord, accentuant la petite cage de notre monde dautomne. Jai gardé le silence, le thé refroidissant dans ma tasse, les mots coincés. Dabord, jai regardé Sophie elle ma souri, fatiguée, à travers la table puis Damien, absorbé par son téléphone, hochant légèrement la tête au son de la musique qui venait de la pièce voisine.

Et puis, jai pris mon souffle et jai lâché :

«Écoutez Jai un truc à dire.»

Sophie a posé sa cuillère, Damien a levé les yeux.

«Jai toujours trouvé stupide de fêter juste pour la case Mais aujourdhui, jai compris autre chose.»

Le silence qui a suivi était si épais que même le bruit de la pluie paraissait plus fort.

«Ce qui me manque, cest une vraie fête Le sentiment denfant, quand on attend ce jour toute lannée et que tout semble possible.»

Jai senti ma gorge se serrer démotion.

Sophie ma regardé attentivement :

«Tu veux essayer de le retrouver?»

Jai hoché la tête à peine.

Damien a souri :

«Enfin, je pige ce que tu cherchais depuis tout ce temps!»

Une légèreté a envahi ma poitrine.

«Bon, alors, on se remémore les bons moments. Tu nous parlais dun gâteau à la crème»

Sophie, sans demander, a filé à la cuisine. Il ny avait ni biscuit, ni crème, mais elle a sorti un paquet de biscuits simples et un pot de confiture. Jai souri malgré moi: le geste était un peu naïf, mais tellement humain. En quelques secondes, le plateau était garni de biscuits, dun bocal de confiture et dun petit bol de lait concentré. Damien a fait mine de mettre les mains sous le menton :

«Un gâteau express! Et les bougies?»

Sophie a fouillé dans le tiroir à bibelots, a sorti le reste dune petite bougie en cire, la tronquée à moitié cétait bancale, mais réelle. On la plantée sur le «monticule» de biscuits. Jai observé ce petit tableau modeste et jai senti une pointe dexcitation, comme au premier jour.

«De la musique?» a demandé Damien.

«Pas la radio, mets ce que nos parents écoutaient quand on était gamins,» aije demandé.

Damien a jonglé avec son téléphone, Sophie a lancé une vieille playlist sur son ordinateur portable: des voix du passé, des chansons de notre enfance, se sont mêlées au bruit de la pluie. Cétait drôle de voir des adultes jouer la scène dune petite fête pour un seul dentre nous, mais là, il ny avait plus de faux-semblants. Chacun faisait ce quil savait: Sophie servait le thé dans de grosses tasses, Damien applaudissait maladroitement sur le tempo, et moi, je souriais sans faire semblant.

Lappartement sest réchauffé. Les fenêtres embuées reflétaient la lueur de la lampe et la rue mouillée, toujours sous la pluie. Mais maintenant, je voyais la pluie comme quelque chose de lointain, alors que notre petit climat se créait à lintérieur.

«Tu te souviens du jeu du crocodile?» a lancé Sophie soudainement.

«Oh que oui! Jy perdais toujours»

«Pas parce que tu étais mauvais, juste parce quon riait trop longtemps.»

On a tenté le jeu à table. Dabord, cétait gênant: un adulte qui doit faire le kangourou devant deux autres, mais au bout dune minute, le rire sest rendu sincère. Damien gesticulait presque à en renverser ma tasse, Sophie riait doucement, et jai enfin laissé mon visage se détendre.

On a évoqué nos souvenirs denfance: qui cachait un morceau de gâteau sous la serviette pour un deuxième morceau, comment on avait cassé le service de maman sans que personne se fâche. Chaque anecdote a dissipé le nuage lourd de la formalité et la remplacé par une ambiance cosy, chaleureuse. Le temps nétait plus un ennemi.

Jai senti, pour la première fois depuis longtemps, ce même sentiment denfant: tout paraît possible, même le soir. Jai regardé Sophie avec gratitude pour sa simplicité, et Damien à travers la table, où il y avait une compréhension sans jugement.

La musique sest arrêtée brusquement. Dehors, les phares des voitures glissaient sur le bitume mouillé. Lappartement ressemblait à une île de lumière au cœur dun automne maussade.

Sophie a repris le thé:

«Jai fait les choses différemment, mais lessentiel, ce nest pas le scénario, non?»

Jai hoché la tête, muet.

Jai repensé à ma peur du matin, comme si la fête devait forcément me décevoir. Maintenant, cétait juste un vieux mauvais souvenir. Personne nattendait de moi des réactions parfaites, ni des remerciements dignes dun film.

Damien a sorti un vieux jeu de société du placard:

«Allez, on retourne dans le passé!»

On a joué jusque tard, débattu des règles, ri de nos bêtises. La pluie continuait, doux berceau.

Plus tard, on est restés trois, silencieux sous la lampe, les miettes de biscuits et la tasse vide de confiture sur la table les traces de notre petit festin.

Jai compris que je navais plus besoin de prouver quoi que ce soit, ni à moi-même, ni aux autres. La fête était revenue, non parce quon avait acheté le gâteau parfait, mais parce que javais des gens autour de moi prêts à mécouter vraiment.

Jai tourné la tête vers Sophie:

«Merci.»

Elle ma souri juste avec les yeux.

Un calme parfait sest installé, sans euphorie ni joie de façade. Juste le sentiment dune soirée bien placée, au bon endroit, avec les bonnes personnes. Dehors, la ville mouillée continuait sa vie, mais à lintérieur, il faisait chaud et lumineux.

Je me suis levé, suis allé à la fenêtre. Les flaques renvoyaient les réverbères, la pluie coulait lentement, comme épuisée après une journée de dispute avec novembre. Jai repensé à ce miracle denfance: il était toujours simple, né des gestes de nos proches.

Cette nuit, je me suis endormi sans vouloir fuir mon anniversaire.}}

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