Une affaire des plus étonnantes

**Une Affaire Étonnante**

« Votre Honneur, je renonce à toute réclamation matérielle contre l’accusée », déclara doucement Armand. Un murmure parcourut la salle, teinté d’incompréhension.

Le juge, habitué à tout, haussa un sourcil :

« Monsieur Lavigne, victime, vous comprenez que votre décision n’influencera pas le verdict, mais vous privera de toute compensation financière ? »

« Je comprends. »

Élodie de Montmorency c’est ainsi que ses collègues appelaient la secrétaire du tribunal, malgré sa jeunesse continuait à noter sans émotion. En cinq ans, elle avait cessé de s’étonner de la bassesse des uns et de la naïveté des autres. Son travail consistait à enregistrer cet interminable défilé de faiblesses humaines. Elle se voyait comme le conducteur d’un train transportant les drames des autres.

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L’affaire contre Ludivine M. était de celles que la presse adore. Une escroc talentueuse avait berné des « prétendants » sur des sites de rencontre. Quatre hommes, qui ne lavaient jamais vue, lui avaient envoyé des sommes importantes. Aucun navait même obtenu un premier rendez-vous. À lun, elle avait menti sur un accident familial, à un autre sur un divorce où lon se disputait jusquaux cuillères, à un troisième sur un enfant malade

« Rien de nouveau », pensa Élodie en préparant le dossier. Quatre hommes, pourtant adultes et établis, sétaient crus chevaliers. Ils avaient cru quen payant, ils sauveraient une beauté en détresse et gagneraient son amour. En réalité, cétait une femme mariée, mère de trois enfants, qui leur écrivait.

Et les voilà tous réunis : laccusée, les victimes. Trois dentre eux, crispés par la rancœur, exigeaient réparation, leurs paroles emplies de venin. Ils avaient raison. La loi et la logique étaient de leur côté. Élodie écrivait machinalement les termes habituels : « préjudice moral », « tromperie », « intention frauduleuse ».

Armand Lavigne, lune des victimes, était assis à lécart. Aucune agressivité, aucune pitié dans son attitude. Lorsquil annonça renoncer à largent, la salle se figea. Lun des « prétendants » se retourna, exaspéré :

« Tu es fou ? Elle ta manipulé comme les autres ! Elle a peut-être acheté un téléphone à son mari avec ton argent ! »

Armand le regarda avec une tristesse étrange :

« Je comprends. Mais elle a trois enfants. Que cet argent leur serve. Je nen ai pas besoin. »

Élodie leva les yeux, surprise. La générosité était rare dans ces murs. Elle observa ses mains celles dun soudeur, calmes sur ses genoux et son regard, triste mais sans amertume. Dans un monde où chacun tire la couverture à soi, il avait simplement… lâché prise.

Après laudience, lavocat dune victime secoua la tête :

« Quel romantique, ce quatrième-là. Naïf comme un enfant. »

Élodie, dordinaire silencieuse, répliqua :

« Ce nest pas de la naïveté. Cest de la force. Une force quon nachète pas. »

Tous échangèrent des regards surpris. La « froide » Élodie ne faisait jamais de telles remarques. Elle-même sétonna de ses mots.

Les jours suivants, elle se surprit à lobserver. À sa manière découter sans interrompre. À son regard perdu vers la fenêtre, comme sil cherchait dans le ciel gris des réponses à des questions que personne ne posait.

Le dernier jour, après le verdict, il sattarda dans le couloir, désorienté. Élodie sortit de son bureau.

« Vous cherchez la sortie ? » demanda-t-elle, neutre.

« Je me suis un peu perdu », avoua-t-il avec un sourire.

« Par là. »

Il fit quelques pas avant quelle ne le rappelle.

« Armand ? »

Il se retourna, surpris.

« Vous aviez raison. Pour les enfants. Cétait noble. »

Il la regarda attentivement.

« Vous savez, Élodie… il hésita, ne sachant comment lappeler. »

« Lili », proposa-t-elle.

« Lili. Les gens sont rarement bons, surtout ici. Merci de lavoir remarqué. »

Il partit. Elle le regarda séloigner, sentant son propre cœur, longtemps désenchanté, battre plus vite.

Et puis vint la pluie. Un déluge sabattit sur Paris au moment où Armand quitta le tribunal. Il sarrêta sous lauvent, hésitant à courir vers larrêt de bus.

Une voix derrière lui :

« Nous avons un parapluie « officiel ». Pour les documents importants. Mais je crois quil peut aussi servir à un homme honorable. »

Cétait Élodie. Elle tenait un grand parapluie noir. Une légère incertitude perçait dans son regard, comme si elle doutait elle-même de son geste.

« Je ne veux pas vous retarder. »

« Ma journée est finie. Je vais jusquau parc. Si cest votre chemin… »

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Ils marchèrent sous le même parapluie, évitant de se frôler. Le silence était étrangement confortable.

« Vous défendez toujours les victimes ainsi ? » finit-il par demander.

« Non. Jamais. Vous êtes le premier à agir contre la logique. Ça ma frappée. »

« Cest peut-être stupide. »

« Cest rare. Et la rareté a du prix. »

Ils arrivèrent au parc. La pluie sétait calmée.

« Une promenade ? proposa-t-il. Si vous avez le temps. »

Elle hésita une seconde. « Protocole violé, Élodie de Montmorency », pensa-t-elle. Mais elle acquiesça. Armand regardait au loin, vers le ciel qui séclaircissait. Elle lui laissa le temps.

« Cest une première pour moi, dit-il soudain. Dhabitude, les gens ne comprennent pas. Me trouvent étrange. »

« Parce que vous nêtes pas devenu amer. Aujourdhui, cest une excentricité. »

Il la scruta :

« Et vous ? Vous me trouvez excentrique ? »

« Je vous trouve… vrai. Et ça na pas de prix. Dans mon métier, la vérité est rare. »

Il marqua une pause, puis demanda :

« Vous voulez savoir pourquoi je suis si « vrai » ? Pourquoi je me suis laissé berner ? »

Elle hocha la tête.

Armand soupira, son regard devint lointain. Puis il parla, calmement, comme sil racontait lhistoire dun autre :

« Tout a commencé et fini au lycée. Elle sappelait Léa. Ce que jéprouvais pour elle ne pouvait même pas sappeler amour. Elle était tout pour moi. La lumière, la beauté, linaccessible. Nous étions « le couple » du lycée, celui quon admirait. Je portais son cartable, nous avons dansé au bal de fin dannée… Jétais sûr que cétait pour toujours. Je lai cru si fort que jen ai convaincu tout le monde. Nous étions une attraction locale « le couple parfait ».

Puis elle est partie. Elle a intégré une grande école à Lyon et épousé un camarade. Elle ma envoyé une carte postale. Imaginez ? Pas de lettre, pas dappel. Juste une carte avec une vue de Lyon. Et trois mots : « Pardonne-moi. Cest mieux ainsi. »

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Tout a perdu son sens. Je ne buvais pas, ne faisais pas de scandales. Jai juste… cessé de sentir. Je suis devenu soudeur un métier où lon se cache derrière un masque, où le bruit de la machine étouffe les pensées. Jai bâti une forteresse autour de mon cœur, mais à lintérieur vivait toujours ce garçon naïf qui croyait en lamour unique.

Quand jai vu la photo de lescroc… je me suis réveillé. Elle ressemblait à Léa. Mais surtout, il y avait ces mots : « Je crois encore en lamour. » Stupide, non ? Jai écrit. Et en retour, sont venus les mots que jattendais depuis des années. Elle parlait damour éternel, de fidélité, de recherche dauthenticité. Cétait la clé parfaite pour ma forteresse. Javais tellement envie de croire de nouveau que jai ignoré les incohérences. Je nai pas été dupé par ses mensonges, mais par lécho de mon propre rêve. Ce nétait pas elle que je voulais. Cétait la preuve que cet amour, auquel javais cru, nétait pas une stupidité. Quil existait.

Le plus étrange ? Ce procès a été une libération. Oui, jai dabord été blessé, puis honteux. Mais quand jai vu cette femme ordinaire, terrifiée, pitoyable lillusion sest dissipée. Le fantôme de Léa a enfin cessé de me hanter. Jai pu lenterrer. Et mon argent… je lai considéré comme le prix dun exorcisme. Cher, mais efficace. »

Il se tut, attendant son verdict une condamnation pour naïveté. Mais elle tendit la main et couvrit la sienne. Sa paume était chaude et ferme.

« Merci de me lavoir raconté, murmura-t-elle. Maintenant, je comprends. Tu nes pas excentrique. Tu es… fidèle à toi-même. »

***

On ne lappelait pas « Élodie de Montmorency » pour rien. Elle était stricte, silencieuse, rigoureuse. Aucune vie en dehors du travail. Quand ses collègues la virent avec Armand il venait la chercher le soir , ils sétonnèrent.

La juge Margaux de Villiers, cinquante ans, regard qui glaçait les accusés, fut la première à rompre le silence :

« Élodie me surprend. Je la croyais faite de dossiers, pas de cœur. Et voilà quelle a une histoire avec notre romantique victime. »

Son collègue, le juge Théo Laurent, plus jeune, sourit :

« Avec sa naïveté, il ressemble plus à un accusé dexcès de crédulité. Élodie sest chargée de son… éducation ? »

« Théo, assez de cynisme », coupa Margaux, mais un sourire perça. « Lhomme est travailleur, habile de ses mains. Et son geste était… inhabituel. Dans notre métier, on voit rarement des principes avant largent. »

À la pause, Maître Baptiste, un avocat habitué des lieux, sexclama :

« De la romance au tribunal ! On se croirait dans un feuilleton. »

Tous remarquèrent le changement chez Élodie. Toujours professionnelle, mais… plus douce. Parfois, un sourire effleurait ses lèvres en lisant un message. Elle portait une fine chaîne en argent, absente auparavant.

Derrière son dos, les collègues se divisèrent entre cyniques et rêveurs.

Les hommes prédisaient un avenir sombre à la « sauveuse de chevaliers naïfs », plaisantant : « Préparez-vous à un mariage. Vous serez témoins : «Oui, jai vu laccusée la secrétaire voler le cœur de la victime.» »

Les femmes, surtout les jeunes, sextasiaient : « Cest magnifique ! Élodie, toujours si froide, et lui, blessé mais tendre. Cest un roman ! »

La comptable, Sylvie Bertin, grogna :

« Assez de jalousie. Nous avons oublié ce quétait la sincérité. Un homme au cœur pur est rare. Quelle soit heureuse. »

Un matin, Théo demanda, feignant linnocence :

« Élodie, des nouvelles de votre… bienfaiteur ? A-t-il renoncé à dautres indemnités par noblesse ? »

Tous retenaient leur souffle.

Elle but une gorgée de café, posa sa tasse, et le regarda calmement :

« Maître Laurent, si les dossiers des victimes vous intéressent, je peux vous donner accès aux archives. Le numéro 3-452/18 vous tente ? Ou le 2-187/19 ? Les accusés y étaient… pittoresques. »

Silence. Théo sétrangla. Il comprit : elle connaissait ses propres affaires, et des détails quil préférait taire.

« Non, Élodie, cétait juste… une curiosité amicale. »

« Touchée par votre sollicitude, dit-elle, douce comme le miel. Mais ma vie privée nest pas un dossier. Pour linstant. »

Les moqueries cessèrent. Resta une curiosité respectueuse.

Le point culminant fut le matin où Armand la déposa devant le tribunal. Il sortit pour lui ouvrir la portière, et, avant de partir, ajusta le col de son manteau. Un simple geste. Mais si tendre que ceux qui laperçurent aux fenêtres neurent plus de doute.

Ce jour-là, Margaux lui glissa :

« Élodie, il est… bien. On le voit. Garde-le. »

Ce fut le seul « verdict » quÉlodie accepta sans procès-verbal. Elle répondit simplement :

« Merci, Margaux. Je sais. »

Les rumeurs séteignirent. Ses collègues comprirent : leur secrétaire impassible, gardienne des procédures, sétait enfin prononcée « Graciée. Aimante. Heureuse. » Et ce jugement-là était sans appel.

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