Je pense que Béatrice doit rester avec nous, déclara fermement Vincent Dubois, deux semaines après les funérailles, comme si le temps sétait figé dans une horloge sans aiguilles.
La petite fille continuait de loger sous le même toit, car avant le départ de son amie elles avaient officialisé une garde provisoire, un papier qui, dans ce rêve, seffaçait comme du brouillard au petit matin.
Le ton austère de Vincent irrita inexplicablement Jeanne Moreau.
Cest parce que cest ta fille, nestce pas ? sécria-t-elle, les mots éclatant comme des éclats de verre. Avoue! Je nai plus la force de supporter tout ça!
Quoi?Questce que je devrais supporter, Jeanne ? demanda son mari, surpris, les sourcils arqués comme des arches de pont.
Jeanne et Marine Lefèvre se connaissaient depuis la couchetétée. Leurs mères étaient couchées côte à côte dans la même maternité du 12ᵉ arrondissement, puis elles découvrirent quelles habitaient dans des rues voisines et se promenaient ensemble au Parc des ButtesChaumont.
Ainsi, les deux petites filles se virent souvent, entrèrent ensemble à la crèche, finirent la même école primaire et sinscrivirent dans le même lycée. Elles étaient semblables tant par lapparence que par le caractère: Marine était un brin taquine, Jeanne, au contraire, était dune douceur que sa mère jugeait presque naïve.
Elles se soutenaient, partageaient leurs bonbons, se tenaient la main dans les moments sombres, comme deux ombres qui se cherchent dans la nuit.
Cest une chance davoir une amie comme ça, soupirait la mère de Marine. Elle sera comme une sœur.
Il faut savoir chérir ce lien, acquiesça la mère de Jeanne. Vous le garderez précieusement.
Lorsque Pauline Dufour arriva à luniversité, elles ne laccueillirent pas immédiatement dans leur petite bande, mais la persistance de Pauline, comme un parfum qui sinfiltre dans la pièce, fit quelles finissent par laccepter à trois.
Sans Pauline, les deux vieilles amies se voyaient plus souvent, ce qui rendait la nouvelle venue jalouse. Un temps, la troisième amie disparut du cercle quand la première se maria et quitta Paris, mais elle revint plus tard, et lamitié renaquit.
Jeanne épousa, à vingtcinq ans, un ingénieur prometteur, quatre ans son aîné, nommé Sébastien. Vincent et elle désiraient des enfants, il ny avait aucun contreindication médicale, mais le désir restait un mirage. Trois ans après le mariage, Marine annonça soudainement quelle était enceinte. Elle refusa catégoriquement de nommer le père, bien que Jeanne suspectât Damien, lancien compagnon de Marine, qui avait disparu après une dispute.
Oh, je me débrouillerai toute seule! déclara fièrement Marine. Ma mère na même pas vu mon petitenfant naître, mais jai assez dargent pour lenfant et la nounou.
Bien sûr, Marine, nous taiderons, sexclama Jeanne, sincèrement ravie pour son amie.
Pauline, les yeux levés au ciel, rappelait sans cesse que «un enfant a besoin dun père», et que «se marier et avoir des enfants, cest la vraie responsabilité».
Jeanne et Marine échangeaient des regards amusés «cest notre amie un peu tatillante», pensa Jeanne, et la laissa aller; après tout, elle était la marraine de la petite Béatrice.
Béatrice passait souvent chez les Dubois ; Vincent jouait avec elle, se rappelant les jours où le couple avait oublié son propre problème de fertilité. Six ans après la naissance de Béatrice, Marine rencontra lhomme de ses rêves, Armand: intelligent, séduisant, doux, attentionné
Mais le destin nous refuse cette union, soupira Marine.
Pourquoi? senquit Jeanne, intriguée.
Il doit être marié, ricana Pauline. Ou sa mère a lœil dun aigle et les griffes dun rapace.
Ce nest pas le cas! protesta Marine. Armand était marié, mais ils sont séparés depuis longtemps. Aucun enfant, aucun contact. Et Élisabeth, sa mère, est une femme adorable.
Alors quoi? demanda Jeanne.
Il part en mission à létranger, cest crucial pour sa carrière, dit Marine avec regret.
Voilà! Considèrele comme perdu! gloussa Pauline.
Jeanne le croisa du regard, fit une moue sévère, et lança:
Et lui, il ne tinvite pas avec nous?
Il minvite! Il me supplie! Mais on ne peut pas emmener Béatrice, elle doit aller à lécole, elle ne parle aucune langue ici, rien
Armand comprend, ne me force pas, mais il est triste.
Et alors? Tu échange ta fille contre un homme? lança à nouveau Pauline, sarcastique.
Non, soupira Marine, épuisée.
Le lendemain, Jeanne aborda sérieusement Vincent:
On ne peut pas laisser passer une chance comme ça, tu comprends? Béatrice est comme notre propre fille.
Jai compris, répondit Vincent avec un sourire moqueur. Je ne suis pas contre. Marine, tu es daccord?
Je ne sais pas encore, déclara Jeanne, puis ajouta: Tu es le meilleur mari du monde! et se blottit contre lui.
Marine, dabord stupéfaite, rechigna longtemps, puis accepta.
Ne compte pas sur moi pour tenvoyer de largent, lui assura Jeanne.
Ah, taistoi! répliqua la première.
Ils se dirent au revoir les larmes aux yeux, se téléphonant chaque jour. Béatrice shabitua rapidement à vivre chez sa marraine, tandis que sa mère reviendrait bientôt.
Un jour, lors dun appel vidéo, Pauline apparut, bouteille de vin à la main, se plaignant dun nouveau prétendant qui refusait de devenir mari officiel ni père de deux enfants.
Tu la balances comme une cargaison, tu laides, et elle se moque de toi, lança Pauline, légèrement ivre.
De quoi parlestu? sétonna Jeanne.
De Marine, bien sûr. Elle est ma copine, mais cest une petite rusée.
Pauline, parle correctement ou taistoi,
Ah! Je dirai bien que Béatrice est née de ton mari. Alors Vladimir na aucun problème à ce que la petite vive ici. Un enfant étranger, cest pas pour lui!
Tu as trop bu ou deux verres tont rendu folle? rétorqua Jeanne, dédaigneuse.
Je peux partir maintenant, mais la vérité reste, déclara Pauline, se levant dun bond.
Vincent, qui mettait la petite à dormir, ne comprit pas la dispute.
Boire moins, il faut à certains, ditil en haussant les épaules. Depuis longtemps, jai compris que Pauline était superflue, jalouse, bornée. Je ne saisis pas comment vous avez pu laccepter.
Cétait la première fois que Vincent critiquait ouvertement Pauline, surprenant Jeanne qui, bien quelle lui crût, sentit un petit ver de doute germer. Elle repensa aux nombreuses fois où Vincent avait vu Marine sans elle, où il se réjouissait de la venue de Pauline et soccupait dAlice (lui, il lappelait affectueusement «petite Béa»).
Marine remarqua rapidement le changement dattitude de Jeanne, qui pourtant sefforçait de rester normale. Mais aucune preuve ne venait étayer les accusations de trahison, hormis les mots de Pauline.
Cette dernière déclara à nouveau: «Je tai tout dit! Ouvre les yeux!», avant de quitter la scène.
Jeanne observa Béatrice, chaque jour décelant des traits de son mari : les yeux rappelant ceux de Vincent, le même rire, la façon de tenir une cuillère, le goût du chocolat aux noisettes. Lidée que lenfant pouvait être son fils la rongeait, la poussant peu à peu vers la folie.
Les disputes avec Vincent sintensifièrent, souvent pour des broutilles. Il ne comprenait plus rien, et un jour, dans un accès de colère, il suggéra même à Jeanne de consulter un médecin.
Trois jours de silence suivirent, puis la terrible nouvelle: Marine et Armand eurent un accident de voiture. Armand fut gravement blessé, Marine perdit la vie sur le coup.
Vincent et Jeanne dépensèrent des fortunes et leur nerf, mais réussirent à faire rapatrier le corps de Marine en France, afin quelle repose dans le cimetière du PèreLachaise.
Ces jours sombres, Jeanne oublia ses soupçons, mais dès que la douleur de la perte satténua, les doutes revinrent comme des ombres au crépuscule.
Je pense que Béatrice doit rester avec nous, répéta à nouveau fermement Vincent, deux semaines après les funérailles.
La petite continuait de vivre chez eux, la garde provisoire arrivant à expiration dans un mois, et il fallait décider.
Le ton dur de Vincent irrita encore Jeanne.
Cest parce que cest ta fille? sécriat-elle, la voix brisée. Avoue! Je nai plus la force de supporter ça!
Questce que je dois supporter, Jeanne? sétonna Vincent. Astu cru aux mensonges de Pauline? Je pensais que tu étais raisonnable, et voilà que tu te perds dans ce délire!
Non, ce nest pas ça! répliqua Jeanne, les larmes aux yeux. Il ny a rien entre Marine et Armand, cest impossible.
Tu devras le prouver, lançatelle, les dents serrées. Je ne prendrai de décision quaprès un test ADN.
Vincent, qui laimait réellement, accepta immédiatement lexamen. Les résultats montrèrent quil nétait pas le père de Béatrice. La honte sabattit sur Jeanne, jamais ressentie auparavant. Heureusement, elle ne la lança pas à Marine en plein visage.
Elle dut garder en mémoire les excuses à son amie jusquau bout de ses jours. Béatrice resta avec eux. Avec Pauline, Jeanne mit fin à toute relation, exprimant tout ce quelle pensait avec une franchise tranchante.
Vincent fit semblant que rien ne sétait passé. Pourquoi remuer le passé? Dautant plus que, enfin, Jeanne était enceinte







