17février 2025
Demain je dois me rendre chez ma future bellemère. Mes amies mariées, en voulant me rassurer, mont presque fait perdre la tête:
Souvienstoi de rester digne, on ne ta pas trouvé à la décharge
Ne laisse personne técraser, clarifie tout dès le départ.
Sache que les bellesmères parfaites nexistent pas
Cest toi qui les rendra heureux, pas linverse.
Je nai pas fermé lœil de la nuit ; au matin japparais «plus belle quon ne le met dans un cercueil». Nous nous sommes retrouvés sur le quai de la gare, puis à bord du TER. Le trajet dure deux heures.
En traversant un petit bourg après la forêt, lair glacial sentait déjà Noël. La neige scintillait sous le soleil, crissait sous nos pas, les cimes des sapins bruissaient. Javais froid, mais la providence ma conduit à un hameau.
Une vieille dame mince, en grosse laine, des bottes de feutre trouées et un foulard usé mais propre, nous a accueillis à la porte du portail. Si elle ne mavait pas appelée, jaurais continué mon chemin :
Ma petite, je suis Agathe Dubois, la mère de Paul. Enchantée. Elle a arraché une moufle en fourrure de sa main ridée et la tendue. Poignée ferme, regard perçant derrière le foulard. Nous avons suivi le sentier entre les congères jusquà une chaumière faite de rondins noircis. Le feu du poêle rougeoyant réchauffait lintérieur.
Un vrai saut dans le temps! À cent kilomètres de Lyon, cest le MoyenÂge qui reprend vie. Leau vient dun puits, les toilettes sont un trou à lextérieur, la radio nest pas dans chaque maison, et lobscurité règne dans la chaumière.
Maman, on allume la lumière,? a proposé Paul. Sa mère a haussé les épaules :
Pas de lampe qui clignote à tout bout de champ, on ne veut pas se brûler le nez? Son regard sest posé sur moi, Bien sûr, mon chéri, je men occupe. Elle a vissé lampoule au-dessus de la table. Une lueur pâle a éclairé le mètre carré autour. Tu as faim? Jai fait des nouilles, viens te régaler dans notre petit chaudron. Nous mangeons, nous nous observons, et elle murmure des mots doux, un regard vigilant, tranchant. Jai limpression quelle décortique mon âme. Elle saffaire : tranche du pain, jette du bois dans le feu, puis lance :
Je mets la bouilloire. On va prendre le thé. Petite théière avec son couvercle, le couvercle a un petit cône, le cône a un trou, de ce trou séchappe la vapeur. Ce nest pas un thé ordinaire, cest du thé aux baies. Avec un peu de confiture de framboise, il réchauffe, chasse les maladies. Et tant quil ny a pas de maladie, elle ne viendra jamais.
Je me sentais comme dans un film muet du XIXᵉ siècle. Le réalisateur pourrait arriver et dire :
Le tournage est fini. Merci à tous.
Le réconfort du feu, de la soupe et du thé à la framboise me remplissait de chaleur. Jaurais bien pu mallonger sur un coussin pendant deux heures, mais on ma interrompu :
Allez, les enfants, passez à la cuisine, achetez deux kilos de farine. Il faut préparer des petites pâtisseries, ce soir Véra et Guillaume arriveront avec leurs familles, Ludovic de Lyon viendra rencontrer ma future bellefille. En attendant, je fais revenir du chou pour la farce, je prépare une purée.
Pendant que nous nous habillons, Agathe Dubois sort dun tiroir un chou entier, le coupe et dit :
Ce chou va se faire tailler, il deviendra un petit plat.
Nous marchons dans le village, tout le monde sarrête, salue, les hommes retirent leurs bonnets, sinclinent, nous regardent partir.
La cuisine se trouve dans le bourg voisin. Le trajet allerretour passe par la forêt. Des sapins et des souches portent des bonnets de neige. Le soleil, pendant notre marche vers la cuisine, joue joyeusement sur les troncs enneigés ; au retour, il projette une lumière jaunâtre. La journée dhiver est courte.
De retour à la chaumière, Agathe Dubois me lance :
Débrouilletoi, ma petite. Je vais piétiner la neige dans le jardin pour que les souris ne rongent pas les écorces des arbres. Jemmène Paul sous la neige pour la lancer sur les branches.
Si on navait pas tant de farine, je naurais pas acheté autant, mais Agathe me pousse :
La tâche paraît énorme, mais commence et tu la termineras. Le début est difficile, la fin est douce.
Je reste seule avec la pâte, je ne sais quoi faire, mais je dois préparer. Un petit gâteau rond, un autre allongé; lun tient dans la paume, lautre dans le creux du bras. Lun est rempli, lautre à peine. Lun est brun, lautre blond. Oh, quelle fatigue! Plus tard, Paul ma révélé le vrai motif : ma mère veut savoir si je suis digne du fils précieux.
Les invités affluent comme un flot. Tous sont blonds, aux yeux bleus, souriants. Je me cache derrière Paul, timide.
Une table ronde occupe le centre de la pièce, et on me place sur le lit avec les enfants. Le lit, massif comme une forteresse, a les genoux plus hauts que la tête. Les toutpetits sautent, jai presque le mal de mer. Paul apporte une caisse, la couvre dune couverture. Je massois comme une reine sur un trône, exposée à tous.
Je ne mange ni le chou, ni loignon frit, mais je me retrouve à rire avec tout le monde, les oreilles bourdonnent!
Le crépuscule tombe. La future bellemère a un petit lit dans la cuisine près du poêle, les autres dorment dans le salon. «La maison est petite, mais mieux vaut être ensemble». On me place sur le lit place dinvité. Un drap brodé, hérité du père de Paul, a été sorti dun vieux buffet, il est si froissé quil donne la nausée de le toucher. Agathe Dubois le tend et dit :
Allez, la maison tourne, le feu crépite, mais la maîtresse na nulle part où sallonger! Les futurs beauxparents sallongent sur le sol, sur des paillassons tirés du grenier.
Jai besoin daller aux toilettes. Je me libère du cocon du lit, tâtonne le sol de mon pied pour ne pas marcher sur quelquun. Jatteins les escaliers sans encombre. Lobscurité menveloppe. Une créature à la queue frotte mes pieds. Jai sursauté, pensant que cétait un rat, prête à pousser un cri! Tout le monde sest mis à rire: cest un petit chat qui, le jour, errait, et qui, le soir, sest réfugié ici.
Je suis allé aux «toilettes» avec Paul, il ny a pas de porte, juste une cloison. Paul, tourné dos à moi, allume une allumette pour éclairer lendroit.
De retour, je me suis jeté sur le lit et me suis endormi: lair était frais, aucun bruit de voiture, seulement le silence du hameau.
**Leçon du jour:** même lorsquon se retrouve au cœur dune tradition qui semble étrangère, la chaleur humaine, la simplicité des gestes et le courage daccepter linconnu transforment chaque épreuve en une leçon de vie.







