Tu ne penses à personne dautre que moi, Pierre ? demande doucement Anne, lépouse de Pierre, en le regardant. Je sais que tu aimes ta fille. Je ne veux pas tempêcher de la voir Mais ne trouvestu pas étrange que ton exépouse, à travers lenfant, te ponctionne toujours ? Nous devons constamment nous restreindre à cause des caprices de ton ancienne femme. Quand cela vatil enfin sarrêter ?
Anne rentre du travail avant Pierre, pose le dîner sur la table. Cest vendredi, donc ce soir leur fille du premier mariage, la onzeansée Océane, doit arriver. On sonne à la porte et Anne se précipite dans le couloir. Au seuil, Pierre attend avec la petite. La fille, sans même regarder Anne, entre et lance un bref « Salut ». Pierre, gêné, jette un œil à sa femme et marmonne :
Salut, ma belle. Comment sest passée ta journée ?
Normalement, répond Anne, essayant de masquer son agacement, installezvous pour dîner.
Un silence lourd sinstalle autour de la table. Pierre tente de détendre latmosphère en parlant de sa journée, mais Océane répond dun ton monosyllabique ou reste muette, ignorant ouvertement Anne. Celleci mange en silence, sentant la gorge se nouer.
Papa, maman a besoin dargent de toute urgence pour un nouveau manteau dhiver, lance soudain Océane, le sien est tout usé, il a honte daller à lécole avec un truc rapiécé.
Daccord, Océane, répond calmement Pierre, on en reparle après le repas.
Anne sent la colère bouillonner en elle.
« Encore de largent, encore ces demandes incessantes, pensetelle jusquà quand ? »
Après le dîner, Pierre et Océane montent dans la chambre de la fillette pour faire leurs devoirs. Anne reste dans la cuisine à faire la vaisselle. Des fragments de conversation filtrent :
Papa, tu sais bien que maman a vraiment besoin de ce manteau. Elle nous soutient, et elle la voix dOcéane baisse.
Et le mari, il ne peut pas lui offrir un nouveau manteau ? demande timide Pierre.
Papa, pourquoi parler du mari ? Il na pas dargent ! Je ne te le demanderais pas si la situation nétait pas désespérée. Tu es un homme, tu dois la soutenir ! Et tu es mon père !
Anne ne tient plus. Elle jette léponge dans lévier et se dirige vers la chambre.
Pierre, il faut quon parle, déclare fermement Anne.
Pas maintenant, Anne, tente desquiver Pierre, on fait les devoirs.
Non, maintenant, insiste Anne, Océane, tu peux nous laisser une minute ?
Océane fronce les sourcils, mais sort de la pièce. Anne referme la porte à clé et se tourne vers Pierre.
Jusquoù cela vatil durer ? demandetelle.
De quoi parlestu ? fait mine de ne pas comprendre Pierre.
Dargent, Pierre ! De ton exépouse, dOcéane, de tout ça ! Nous peinons à joindre les deux bouts, nous payons notre crédit immobilier, je me prive de tout, et toi tu continues à lui filer de largent ! Cest inadmissible !
Anne, cest ma fille. Je ne peux pas la priver, commence à se justifier Pierre.
Et moi, tu penses à quoi ? À nous ? Nous aussi, on a des besoins ! Je ne peux même pas me faire soigner les dents, faute dargent !
Je comprends, dit Pierre, culpabilisé, je je parlerai à Sylvie
Elle ne técoutera jamais ! Tu le sais ! Elle obtient toujours ce quelle veut ! Peutêtre que tu devrais lui rappeler quelle a aussi un mari qui doit subvenir aux besoins de sa famille ? réplique Anne, enflammée.
Ne parle pas ainsi de Sylvie, fronce les sourcils Pierre, cest une bonne mère.
Bonne mère ? Si elle létait, elle ne te refilerait pas tous ses problèmes ! Elle profite que tu paies tout, rétorque Anne.
Ça suffit ! explose Pierre, ne mattaque pas ainsi la mère de mon enfant !
Noublie pas que tu as aussi une vraie épouse, une femme qui taime et te soutient ! crie Anne.
Je taime, murmure Pierre, mais je ne peux pas abandonner ma fille.
Alors choisis qui tu aimes le plus, le défie Anne.
Pierre reste muet, la tête baissée.
Pourquoi cette dispute, Anne ? demandetelle, fixant Anne qui les larmes aux yeux, on se chamaille ?
Non, Océane, répond Pierre en tentant dapaiser la fillette, tout va bien.
Non, cest pas vrai ! sécrie Anne, on se dispute à cause de toi et de ta mère !
À cause de moi ? sétonne Océane, les sourcils levés.
Oui, à cause de toi ! À cause de tes demandes dargent incessantes, à cause de la façon dont tu me traites comme si je nexistais pas ! crie Anne.
Et moi, je dois taimer ? Tu nes personne pour moi ! réplique Océane, jai ma maman !
Anne a limpression de se prendre une claque. Elle regarde Pierre, attendant une parole, mais il reste silencieux, la tête baissée.
Tu sais quoi, Océane, finitelle à peine, tu peux rester autant que tu veux, mais je ne tolérerai plus ça. Ma patience est à bout. Elle sort de la chambre, laissant Pierre et Océane seuls. Enfermant la porte de la chambre, Anne saisit son portable et compose le numéro de sa meilleure amie.
Allô, sanglotetelle, il faut quon parle.
***
Le lendemain, Anne retrouve son amie dans un café du Marais. Elle a lair abattue, ne touche presque pas à son croissant. Lamie, après lavoir écoutée, demande :
Anne, envisagestu vraiment le divorce ?
Je sais pas, répond honnêtement Anne, jaime Pierre, mais je ne peux plus vivre ainsi. Il est partagé entre moi et son ancienne famille, et je me sens en tropêtre. Jen ai assez.
Je comprends. Mais peutêtre que tu devrais encore tenter de parler avec lui ?, suggère lamie, expliquelui ce que tu ressens, ce dont tu as besoin.
Je lui ai déjà parlé des centaines de fois ! rétorque Anne, il comprend en théorie, mais rien ne change. Il ne veut pas blesser sa fille, mais il me blesse.
Et Océane ? Tu as essayé de discuter avec elle ? demande lamie.
Cest inutile ! sécrie Anne, elle nécoute que sa mère et fait tout pour me mettre des bâtons dans les roues. Elle ne me voit même pas comme une personne.
Tu sais, les enfants reproduisent souvent les comportements de leurs parents, remarque lamie, peutêtre que tu devrais essayer de trouver un terrain dentente avec elle ?
Elle ne me supporte plus ! Elle mignore exprès, cest impossible, interrompt Anne.
Mais si tu essayais quand même ? insiste lamie, montrelui que tu veux réellement établir un lien, peutêtre quelle changera dattitude.
Anne réfléchit. Elle comprend que son amie a raison. Si elle veut sauver le mariage, elle doit tout tenter, même mettre son orgueil de côté pour apaiser la relation avec ladolescente récalcitrante.
Daccord, finitelle, jessaierai. Mais je ne vois pas trop où cela va nous mener…
***
Le même jour, quand Pierre ramène Océane, Anne décide dagir. Elle sort de la cuisine avec un plateau de pâtisseries et du thé. Océane est affalée sur le canapé, le regard rivé sur son téléphone.
Océane, laborde Anne, tu veux un thé avec des éclairs ?
Océane lève les yeux, le regarde avec mépris.
Jai pas faim, répondelle.
Essaie quand même, propose Anne, posant le plateau sur la table, je les ai faits moimême.
Océane prend à contrecœur un éclair et en mord un petit morceau.
Cest bon, marmonnetelle.
Ça me fait plaisir, sourit Anne, prends place, je tapporte ton thé.
Océane sassoit. Elle a lair légèrement apeurée. Quelques minutes auparavant, la bellemère lavait grondée, et maintenant elle parle avec douceur
Océane, je voulais te parler, commence Anne, je sais que tu naimes pas que je sois là avec ton père.
Et je nai pas à taimer, la coupetelle, tu nes pas ma mère.
Je comprends, acquiesce Anne, je ne veux pas prendre la place de ta mère. Je veux juste que lon vive en paix. Ton père souffre à cause de nos disputes.
Océane reste muette, le regard fixé sur sa tasse.
Je sais que tu adores ta maman, poursuit Anne, et cest normal. Mais cela ne toblige pas à me haïr. Jaime aussi ton père.
Cest du mensonge ! sexclame Océane, vous ne faites que vous disputer !
Nous nous disputons parce que cest difficile, admet Anne, mais cela ne veut pas dire quon ne saime pas.
Anne attend la réponse dOcéane, qui continue de regarder le motif de la nappe.
Océane, je veux que tu saches que je nai jamais souhaité du mal, ditelle, je veux simplement que nous soyons heureux tous ensemble. Tu es la fille de la personne la plus chère à mon cœur, tu comprends ?
Océane lève les yeux, les fixe droit dans le visage. La froideur disparait peu à peu.
Vraiment ? demandetelle à voix basse.
Vraiment, répond Anne, je le jure même maintenant.
À ce moment, Pierre entre dans la pièce, surpris de voir Anne et Océane assises tranquillement à la table.
Il se passe quoi ? demandetil.
On discute simplement, répond Anne avec un sourire.
La soirée se déroule agréablement. Océane joue à Twister avec sa bellemère, Pierre rit aux éclats. Pour la première fois, Océane ne ressent aucune animosité envers Anne. Elle découvre quelle peut être gentille, et non pas toujours méchante.







