Les Soeurs

Dans lun des étages dune immense HLM du 19ᵉ arrondissement de Paris vivaient deux vieilles curieuses. Elles étaient sœurs, et si lon ne tenait pas compte de la différence dâge, on aurait pu les prendre pour jumelles.
Toutes les deux sveltes, maigres, avec des lèvres toujours pincées et des chignons serrés, elles portaient le même costume gris, sans éclat. Tout le voisinage les haïssait, les craignait et les méprisait.

Les jeunes du coin les détestaient parce quelles narrêtaient jamais de faire des remarques, toujours mécontentes.
«Tu joues trop fort, la musique est trop forte, tu rentres trop tard», leur lançaitelles.
Les enfants les évitaient, car les vieilles dames signalaient chaque petite infraction aux parents: lumière allumée aux toilettes, bonbon emballé laissé dans le hall

Clémence, douce et bienveillante, supportait tout cela avec un sourire en coin. Elle navait pas de diplôme, alors que les sœurs en possédaient un. Elle navait ni mari, ni enfants, et sa façon de réprimander tout le monde la rendait insupportable.
Pourtant, elle ne simmisçait jamais dans les affaires des autres. Quand les gamins, Vito et Serge, rentraient tard ou faisaient du bruit, elle ne réagissait pas. Les deux frères sen moquaient bien. Les sœurs, cétait les sœurs.

Les enfants adoraient Clémence. Elle ne rapportait jamais rien aux parents, même quand ils faisaient nimporte quoi sous son regard. Elle se contentait de sourire, de faire un clin dœil et de rester silencieuse.

Dans limmeuble, le vacarme était permanent. Souvent, Bérangère, la sœur aînée, descendait en fronçant les sourcils pour sermonner les gamins:
«On ne peut pas crier ainsi! Quelquun doit se reposer. Le oncle Pierre vient de finir son service, et Mme Valérie, par exemple, écrit peutêtre un roman!»
Elle pointait la porte où sa petite sœur Éloïse, véritable bouquine, tapait furieusement sur son clavier. Tout le monde riait delle, sauf Clémence, qui restait la première à rire.

«Val, quand vastu enfin finir ce bouquin? Jattends avec impatience, » lançait la vieille en se tordant les lèvres, puis éclatait de rire.
Val, la bouche fine, ne répondait rien, mais en entrant dans la chambre, elle pleurait doucement sur lépaule de sa sœur:
«Al, pourquoi tu parles du livre? Ils se moquent déjà de nous.»
«Quils rient,» la consolait la sœur. «Ce ne sont pas des méchants, ce sont nos voisins, presque des membres de la famille. Ne te fâche pas, ne pleure pas.»

En 1940, la guerre éclata, puis le blocus de 1941. La faim ne vint pas tout de suite, dabord le froid. Petit à petit, limmeuble shabituait aux cartes dalimentation, aux pièces vides, aux sirènes qui hurlaient, à labsence dodeurs de cuisine, aux visages pâles et aux silences oppressants. Les jeunes ne jouaient plus de la guitare, les enfants ne jouaient plus à cachecache. Le silence était pire que le vacarme davant.

Bérangère et Éloïse maigrièrent encore, mais continuaient à porter leurs gris qui pendaient comme des vestes sur un cintre. Elles surveillaient toujours lordre, mais cette foisci dune toute autre façon.

Clémence ne sortait que quand cétait indispensable. Un jour, elle disparut complètement. Elle ne revint jamais. Les deux sœurs la cherchèrent pendant plusieurs jours, en vain. Elle sévanouit comme si elle navait jamais existé.

Au printemps 1942, la première mort survint dans limmeuble: la mère de Tolik mourut, le petit garçon se retrouva seul. Tout le voisinage compatissait, mais la guerre ne faisait pas de quartier. Bientôt, on oublia Tolik, mais les vieilles sœurs ne loublièrent pas. Elles le prirent sous leur aile, le nourrissant, le surveillant. Il navait que onze ans en octobre.

Quand le père de Vasiliy et de Jean, partis au front, disparut sans nouvelles, les deux vieilles dames devinrent leurs protectrices, ainsi que de tous les gamins de limmeuble, qui étaient nombreux.

Tous les jours, les sœurs préparaient une soupe. Elles la cuisinèrent longtemps, y ajoutant ce quelles pouvaient trouver: du millet, du froment, parfois même un peu de collation de fortune. Le résultat était une soupe délicieuse, servie à la même heure chaque jour. Les enfants lappelaient «la Glandouille».

«Bé, pourquoi «Glandouille»? Tu lappelais Vito comme ça, je me souviens,» demanda un jour Tolik, intrigué.

En entendant le nom Vito, Bérangère laissa échapper une larme. Elle répondit à lenfant:
«Anatole! Nous cuisinons cette soupe à la Glandouille, cest pourquoi elle porte ce nom.»
«Comment ça, à la Glandouille?» demanda le gamin.
«Cest simple: on y jette tout ce quon a sous la maindu millet, du blé, même un peu de colle de bricolage si on a de la chance, et pourquoi pas deux cuillères de viande en conserve!»
Bérangère caressa la tête du petit, sortit un minuscule morceau de sucre de sa poche, en arracha un petit fragment et le mit directement dans sa bouche, de peur quil ne se perde en le passant de main en main.

«Toli, va voir si la vieille Val a trouvé de la colle? Il faut bien épicer ma Glandouille.»

Puis elles rassemblèrent tous les orphelins dans leur pièce. Ils vécurent ensemble, au chaud, moins effrayés. Tous se blottirent les uns contre les autres, et Val, la grandmère, leur racontait une histoire chaque soir, tirée de son propre livre. Ce manuscrit inachevé avait fini au feu de bois, mais Val se souvenait de chaque conte et en inventait de nouveaux.

«Baba Val, raconte aujourdhui la Belle des Monts Neige,» suppliaient les enfants.
«Je vous la raconterai,» répondait-elle, et commençait son récit.

Chacun avait son rôle: la vieille Alia veillait à ce que tout le monde travaille. Tolik alimentait le poêle, Vasiliy ramassait le bois, les filles faisaient la queue pour leau, elles remplissaient les cartes dalimentation, aidaient à la soupe et chantaient. Jean, malgré son timide, prenait le micro et chantait à haute voix chaque matin.

Un jour, Alia ramena une petite fille de la rue, à bout de forces, presque morte. Elle la soigna et la fit entrer. Puis Val apporta un autre garçon, puis encore un autre

À la fin du blocus, douze enfants vivaient dans la petite pièce des sœurs. Tous survivaient. Un miracle, sans doute.

Après la guerre, ils continuèrent à préparer la Glandouille. Les enfants grandirent, sen allèrent chacun de leur côté, mais jamais on noublia jamais les vieilles sœurs, Alia et Val. Elles vécurent longtemps, presque jusquà cent ans, et le livre de contes fut retrouvé, complet. Le titre: «Ma chère HLM».

Chaque 9mai, ils se réunissaient tous autour dAlia et de Val tant quelles étaient en vie, formant une grande famille qui ne cessait de sagrandir, jusquà ce que même les arrièrepetitsenfants fassent leur apparition.

Et quel était le plat principal sur la table? Exactement ce que vous pensez: la soupe «Glandouille». Rien nétait plus savoureux que cette soupe du blocus, assaisonnée de bonté et de courage, qui sauva des vies denfants.

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