Les Sœurs

Dans un coin dun gigantesque HLM parisien vivaient deux vieilles rouspéteresses. Elles étaient sœurs, et si lon ne tenait pas compte de leurs quelques années décart on aurait pu croire à des jumelles. Toutes deux sveltes, aux lèvres fines toujours pincées, coiffées de chignons serrés, elles arboraient les mêmes uniformes gris, dun style qui ferait pâlir même les plus tristes uniformes de service. Lensemble de limmeuble les haïssait, les craignait et les méprisait.

Les jeunes laissaient pousser les soupirs parce quelles ne cessaient jamais de faire des remarques, toujours insatisfaites: la musique trop forte, les fêtes qui débordent, les arrivées tardives. Les enfants redoutaient les vieilles dames qui, à chaque petite bévue une lumière laissée allumée aux toilettes, un emballage de bonbon abandonné dans le hall allaient courir prévenir les parents.

Mademoiselle Petit, douce et aimable, était la cible ultime de la colère collective. Elle navait pas détudes supérieures, tandis que ses sœurs en possédaient. Elle navait ni foyer, ni enfants, et son art du remontrage était légendaire. Prenezen exemple: elle ne simmiscait jamais dans les affaires des gamins, ne ponctuait jamais leurs bêtises de plaintes, même quand Victor et Sébastien rentraient aux petites heures. Les deux vieilles rouspéteresses, elles, sen fichaient royalement. «Elles sont comme ça, ces rouspéteresses», faisaiton entendre.

Les gamins adoraient Mademoiselle Petit. Elle ne faisait jamais de rapports aux parents, quoi quil arrive ; elle souriait dun air malicieux, clignait de lœil et restait muette comme une bibliothèque. Dans limmeuble, le vacarme et le bavardage ne cessaient jamais.

Souvent, Alix Dupont, la plus âgée, sortait du couloir, les lèvres pincées, et sermonnait les marmots:

On ne peut pas crier comme ça! Peutêtre que quelquun se repose. Dailleurs, loncle Pierre vient de finir son service, et il se pourrait bien que madame Valérie Martin écrive son roman derrière cette porte.

Tout le monde riait à ses dépens, et Mademoiselle Petit, bien sûr, prenait la première place dans les rires.

Valérie, quand estce que tu le termines? Jai hâte de le lire! sexclamait la vieille, en éclatant de rire. Valérie, à force dappuyer sur ses lèvres déjà fines, ne répondait jamais, et, en entrant dans sa chambre, sanglotait doucement sur lépaule de sa sœur:

Alix, pourquoi tu parles de ce livre? Ils se moquent déjà de nous.

Quils se moquent, ça ne fait rien, répond la sœurils ne sont pas méchants, ce sont nos voisins, presque de la famille. Ne te fâche pas, ne pleure pas!

19391940, la guerre éclata, et en septembre, le siège sinstalla. La faim narriva pas tout de suite, et le froid était dabord un mauvais compagnon. Limmeuble sacclimata lentement aux nouvelles conditions: les cartes de ration, les pièces partiellement vides, les sirènes qui hurlaient, labsence dodeurs de cuisine, les visages pâles et épuisés, le silence qui déchirait plus que le vacarme davant.

Les jeunes ne chantaient plus avec leurs guitares, les enfants ne jouaient plus à cachecache. Le calme était devenu une douleur plus aiguë que le bruit dautrefois. Alix et Valérie samincirent davantage, mais continuèrent à porter leurs uniformes gris qui pendaient comme une toile daraignée sur leurs épaules, veillant toujours à lordre, bien que désormais ce soit un ordre de survie.

Mademoiselle Petit ne sortait plus que lorsquil le fallait, puis un jour disparut sans laisser de trace. Alix et Valérie la cherchèrent pendant plusieurs jours, en vain. La vieille avait disparu comme si elle navait jamais existé.

Au printemps 1942, le premier décès survint dans limmeuble: la maman de Théodore mourut, le petit garçon se retrouva seul. Tout le monde compatissait, mais la guerre ne laissait guère de place à la pitié. Les deux sœurs prirent le gamin sous leur aile, le nourrissant, le surveillant. Il navait que onze ans en octobre. Plus tard, ils accueillirent Victor et Jean, dont le père était au front, sans nouvelles depuis des mois. Valérie et Alix devinrent leurs protectrices, et, en fait, celles de tous les orphelins de limmeuble.

Chaque jour, les sœurs préparaient une soupe unique, dont la recette restait un mystère les réserves étaient quasi épuisées, mais la soupe était un délice. Elles lappelèrent «Soupe du Désordonné».

«Maman Alix, pourquoi «Soupe du Désordonné»? Tu lappelais autrefois «Victor», nestce pas?», demanda Théodore, intrigué.

Alix, les yeux embués par le souvenir de Victor, répondit:

«Anatole! On la prépare à la désordonnée, cest pourquoi elle porte ce nom.»

«Comment? À la désordonnée?», sétonna le garçon.

«Eh bien! On y met tout ce quon trouve: du millet, de lorge, un peu de colle de papier (pour le goût), et si la chance nous sourit, deux cuillères de viande en conserve.», fitelle en tapotant la tête du petit, puis sortit du recoin de son manteau un minuscule morceau de sucre, le croqua et le fourra immédiatement dans sa bouche, «pour ne perdre aucune miette dans le transfert.»

«Théo, va voir si la vieille Valérie a collé quelque chose? Il faut bien assaisonner le «Désordonné».», lançail en riant.

Rapidement, toutes les enfants orphelins furent rassemblés dans la même pièce. La chaleur régnait, les peurs sestompaient. Valérie lisait chaque soir une histoire tirée de son manuscrit inachevé: «La Belle des Alpes enneigées», qui avait fini sur le feu. Elle se souvenait de chaque conte, en inventait de nouveaux, et les gamins ne pouvaient sendormir sans demander:

«Baba Valérie, raconte aujourdhui la légende de la princesse des neiges?»

«Je la raconte,», répondaitelle en entamant le récit.

Chacun avait son rôle: Théodore faisait le feu, Victor ramassait les bûches, les filles allaient puiser leau, les enfants distribuaient les cartes de ration, aidaient à la soupe et chantaient le matin, avec Zaza qui menait la chorale, même si elle chantait faux, on chantait quand même.

Un jour, Alix ramena une petite fille quelle avait sauvée dans la rue, à bout de forces. Plus tard, Valérie amena un autre garçon. Ainsi, au fil des mois, le nombre denfants augmenta. À la fin du siège, douze petits vivaient sous le même toit. Tous survivèrent, comme par miracle.

Après la guerre, la «Soupe du Désordonné» continua à être servie. Les enfants grandirent, séparpillèrent, mais jamais on noublia les deux vieilles protectrices. Leurs enfants leur rendirent souvent visite, les aidèrent. Alix et Valérie atteignirent presque cent ans, chacune gardant précieusement leur recueil de contes, enfin publié sous le titre: «Mon HLM chéri». Chaque 9mai, jour de la libération, toute la petite tribu se réunissait chez Alix et Valérie, tant quelles étaient en vie, formant une grande famille qui grossissait chaque année, jusquà voir naître même des arrièrepetitsenfants.

Et quel était le plat principal sur leurs tables? Vous lavez deviné! La «Soupe du Désordonné». Rien ne pouvait surpasser ce bouillon du temps du siège, assaisonné de bonté et de courage, qui sauva tant de petites vies.

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