À peine seize ans, Vare a perdu sa maman, tandis que son père, parti chercher fortune à Paris, a disparu dans l’ombre de la grande ville.

16ans, ma mère sest éteinte. Mon père, parti chercher du travail à Lyon il y a sept ans, nest jamais revenu; je nai reçu ni nouvelles, ni sous. Tout le hameau sest mobilisé pour les obsèques, chacun a apporté ce quil pouvait. Ma tante Madeleine, ma marraine, vient souvent me voir, me conseille, me dit comment men sortir. Jai à peine achevé le collège avant dobtenir un poste à la poste du village voisin.

Je suis une jeune fille robuste, on me dit «du sang et du lait». Visage rond, joues rosées, nez un peu trop large, mais des yeux gris éclatants. Une longue tresse châtain qui descend jusquà la taille.

Dans le hameau, le plus beau gosse sappelle Julien. Revenu de son service militaire depuis deux ans, il na jamais été courtisé. Même les citadines qui viennent en été le remarquent. On le voit plutôt en pilote de film daction que comme chauffeur de tracteur. Il nest pas pressé de choisir sa future épouse.

Un jour, Madame Madeleine ma demandé daider Julien à réparer le grillage de ma ferme, qui seffondrait. Sans la force dun homme, il est difficile de tenir le quotidien à la campagne. Je pouvais moccuper du potager, mais pas de la maison.

Julien a accepté sans hésiter. Arrivé, il a commencé à donner des ordres: «Apportemoi ça, cours ici, tiensça.» Jobéis, les joues rougissant davantage, la tresse qui vole au vent. Quand il se fatigue, je lui prépare une bonne soupe de lentilles et un thé corsé. Il mange du pain noir en mâchant dune dentition blanche comme la craie.

Trois jours il a bâti le clôture, puis, le quatrième jour, il est venu simplement pour me rendre visite. Je lai invitée à dîner, il a passé la nuit chez moi et depuis il sarrête avant laube, de peur que quiconque le voie. Au village, rien ne passe inaperçu.

«Ma chère, ne le fais pas entrer, il ne se mariera jamais. Et sil le fait, il ne te rendra que du chagrin. Lété arrivera, les belles citadines débarqueront, tu seras rongée de jalousie. Ce nest pas le type dhomme quil te faut,» me répétait ma tante Madeleine.

Je nai pas écouté les conseils de la vieille.

Un jour, jai senti les premiers signes dune grossesse. Dabord je pensais être malade, un simple rhume. La nausée et la faiblesse sinstallèrent, puis, comme un choc, jai compris que lenfant était le fruit de Julien. Jai dabord voulu mettre fin à cette aventure; je nétais pas prête à être mère. Mais je me suis dit que, peutêtre, cétait mieux ainsi: je ne serais plus seule. Ma mère mavait élevée, je pourrais le faire; le père navait jamais été présent, il buvait. Les ragots du village finiront par se calmer.

Au printemps, jai enlevé mon manteau et tout le village a remarqué mon ventre qui sarrondissait. On murmurait que la «malédiction» sétait abattue sur moi. Julien est venu senquérir de ma situation.

«Quy atil dautre? Accoucher. Ne tinquiète pas, je taiderai à élever cet enfant. Vis comme tu las toujours fait,» ma-til dit, le regard flamboyant comme le feu du poêle.

Julien est reparti, je suis restée seule. Lété a apporté des jeunes filles de la ville, et Julien na plus de temps pour moi.

Je continue à travailler dans le jardin, Madeleine maide à arracher les mauvaises herbes, mais laspiration du ventre rend chaque mouvement difficile. Je porte un seau deau du puits, les villageoises me qualifient de «géante».

«Ce que Dieu veut, il lacceptera,» plaisantaisje.

Miseptembre, je me suis réveillée avec une douleur aiguë, comme si mon ventre était tranché. La douleur sest calmée, puis est revenue. Jai couru vers Tante Madeleine, qui a tout compris en voyant mes yeux effrayés.

«Questce qui se passe? Reste ici, je viens,» atelle crié, et a bondi hors de la petite maison.

Je suis allée chercher Julien, dont le camion était garé devant la ferme. Les agriculteurs étaient déjà partis. La veille, il avait trop bu. Madeleine la réprimandé. Julien, abasourdi, ne savait que faire, puis a crié:

«Cest à dix kilomètres de lhôpital! Si on attend le médecin, elle accouchera avant. Je prends le camion!»

«Comment? Sur le camion? Elle risque de mourir en route!» a protesté la femme du voisin.

«Alors vous venez avec nous, au cas où,» a ordonné Julien.

Nous avons parcouru deux kilomètres de route meurtrie, évitant les fossés qui surgissaient à chaque tournant. Madeleine, assise sur un sac, tenait le sac à dos. Une fois sur lasphalte, la vitesse a augmenté.

Dans le camion, jétais en bordure, je mordais ma lèvre pour ne pas gémir, je serrais mon ventre. Julien, à peine sobre, jetait des coups dœil fugaces, ses doigts blanchis sur le volant.

Nous sommes arrivés à temps. On a déposé la femme à lhôpital, puis sommes repartis. Tout le trajet, Madeleine na cessé de gronder Julien: «Pourquoi astu ruiné la vie de cette fille? Elle est déjà orpheline, et maintenant tu lui ajoutes un enfant!»

Le camion na pas atteint le village avant que je naccouche dun petit garçon solide. Le lendemain, on la amené pour le nourrir. Jétais tremblante, je ne savais pas comment le mettre au sein, je le regardais, le visage rougeâtre, puis je lai serré contre moi, le cœur débordant de joie.

Le vieux docteur, avant de nous laisser sortir, a demandé:

«Qui viendra vous chercher?»

Jai haussé les épaules, secoué la tête: «Probablement personne.» Il a soupiré et est parti. Linfirmière a enveloppé le bébé dans une couverture et a ordonné:

«Fédor, le chauffeur de lambulance, vous ramènera à la maison. Ce nest pas le bus qui vous convient avec un nouveau-né.»

Je lai remerciée, le visage rouge de honte, et jai quitté le couloir.

Dans le camion, je serrais le bébé contre ma poitrine, lanxiété me rongeait: «Comment allonsnous vivre?» Les indemnités de congé maternité sont dérisoires. Je me sentais coupable, mais le petit visage ridé du bébé a fait fondre mon cœur.

Le trajet sest arrêté. Le conducteur, Fédor, un homme rond de cinquante ans, ma expliqué:

«Il a plu deux jours daffilée, les routes sont inondées. Seul un tracteur ou un camion peut passer. Il reste deux kilomètres. Vous pouvez courir?»

Je lui ai hoché la tête, même si la flaque ressemblait à un lac sans rive. Jai sorti le bébé, lai tenu le plus confortablement possible, et jai avancé le long du bord de leau. Mes bottes, usées, senfonçaient dans la boue jusquaux chevilles, une chaussure était prise. Jai continué, une seule chaussure, en essayant de ne pas glisser.

Lorsque jai atteint le hameau, la nuit tombait, le froid mordait mes pieds, mais les lumières des maisons brillaient. Jai franchi le seuil de la chaumière.

Une petite berceau et une poussette, une pile de vêtements pour le nourrisson étaient là. Julien, assis à la table, la tête sur les mains, dormait. Il sest réveillé en me voyant, trempé, le chapeau mouillé, les jambes boueuses. Sans un mot, il a pris le bébé, la placé dans le berceau, a allumé le poêle, a préparé de leau chaude, a aidé à me changer les pieds. Sur la table, un bol de pommes de terre bouillies, du pain, du fromage et du lait.

Le bébé a pleuré, je lai pris dans les bras, je me suis assise à la table, jai mis le sein à sa bouche sans aucune gêne.

«Quel nom lui donnerastu?» a demandé Julien, la voix rauque.

«Sébastien. Ça te va?» aije répondu, les yeux brillants dune tendresse infinie.

«Un bon prénom. Demain on ira le déclarer et on remplira les papiers.»

«Ce nest pas obligatoire» aije commencé, en observant le petit qui téait.

«Mon fils a besoin dun père. Jai assez erré. Je ne sais pas quel mari je deviendrai, mais je ne laisserai pas mon fils tomber.»

Julien a hoché la tête, sans lever les yeux.

Deux ans plus tard, une petite fille est née. Nous lavons appelée Nadège, en lhonneur de ma mère.

Ce que lon fait mal au début de la vie nest pas fatal; limportant, cest de toujours pouvoir réparer ses erreurs.

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Tu as acheté une robe sans me demander ?» demanda son mari en fixant le ticket de caisse… Ce qui arriva ensuite, il ne s’y attendait pas.