Tu nes quune étrangère pour lui, tandis que moi, je suis sa mère murmura la belle-mère.
Il ne fallait pas appeler ce médecin de la clinique privée dit Valentine Lefèvre en ajustant son foulard noir. Notre médecin de quartier est compétent, il nous soigne depuis toujours.
Marine posa silencieusement une autre assiette de brioche sur la table. Les invités partaient peu à peu, ne restaient que les plus proches. La cuisine paraissait trop étroite pour tant de monde, mais le salon était occupé par le cercueil, et personne nosait y manger.
Pourquoi tu ne dis rien ? insista la belle-mère. Tu regrettes largent dépensé pour son traitement ? Vingt mille euros pour lopération, et rien na servi.
Valentine, pas maintenant demanda doucement la voisine, tante Claude, mais celle-ci nécoutait pas.
Et quand, alors ? Les yeux de la femme rougissaient, non de larmes, mais de colère. Cétait mon fils ! Je lai mis au monde, élevé, soutenu ! Et toi Tu nes que sa femme.
Marine serra une serviette dans ses mains. Elle aurait voulu crier, fuir, se cacher, mais elle ne pouvait pas. Aujourdhui, on enterrait Sébastien, et elle devait tenir bon.
Maman, ça suffit dit fatigué Vincent, le frère cadet de Sébastien. Ce nest pas le moment.
Et quand sera le bon moment ? sexclama Valentine Lefèvre. Après lenterrement, peut-être ? Je dois me taire pendant quelle décide de tout ? Cest ma maison ! Sébastien y est né, cest ici quil doit reposer !
Marine tressaillit. Ils se disputaient depuis une semaine sur lorganisation de la veillée. Valentine voulait la tenir dans son petit appartement, Marine proposait un restaurant. Mais la belle-mère avait décidé à sa manière, comme toujours.
Je vais aérer le salon murmura Marine en sortant rapidement.
Le salon était silencieux et étouffant. Lodeur des fleurs et de lencens se mêlait à celle des plats. Sébastien reposait dans son cercueil, méconnaissable dans son costume noir. Il détestait les costumes, disait quils le serraient. Il préférait les jeans et les pulls.
Pourquoi mas-tu quittée ? chuchota Marine en sapprochant. Comment vais-je faire sans toi ?
Des pas résonnèrent derrière elle.
Marine, ne te torture pas dit tante Claude en posant une main sur son épaule. Ce nest pas de sa faute. Cette maudite maladie
Elle dit que je ne lai pas bien soigné. Que jai lésiné sur largent.
Ne lécoute pas. Elle souffre, cest pour ça quelle est en colère. Son fils unique, la lumière de ses yeux.
Et moi, je ne souffre pas ? Marine se retourna, et tante Claude vit ses yeux gonflés de larmes. On a vécu douze ans ensemble. Douze ans ! Je lai soigné quand il était malade. Jai quitté mon travail pour laccompagner à lhôpital.
Je sais, je sais. Tu as été une bonne épouse.
Et elle dit que je suis une étrangère. Comment ça, une étrangère ? On sest mariés à léglise, on rêvait davoir des enfants
Marine se tut. Parler des enfants était trop douloureux. Ils en avaient tant rêvé, mais cela navait pas marché. Puis Sébastien était tombé malade, et tout était devenu secondaire.
De la cuisine parvenaient des voix étouffées. Valentine racontait comment, enfant, Sébastien était tombé de vélo et sétait cassé le bras.
Cest moi qui lai emmené à lhôpital disait-elle. En pleine nuit, en taxi. Le médecin a dit que sans ça, son bras naurait pas guéri droit.
Marine écoutait et se souvenait dune autre version. Sébastien lui racontait cette histoire en riant, disant que sa mère avait eu plus peur que lui. Le médecin lavait rassurée, elle, pas le gamin.
Il a toujours été courageux continua la belle-mère. À lécole, il défendait les plus petits. Il savait se battre. Puis il a fait son service militaire, il serait devenu un bel officier.
Marine se souvenait des lettres de larmée. Sébastien écrivait quil avait le mal du pays, quil rêvait de pot-au-feu et de pommes de terre au persil. Et il parlait dune certaine Marine, rencontrée avant son départ, quil voulait retrouver.
Marine, viens avec nous appela depuis la cuisine sa cousine Hélène. Valentine montre des photos.
Sur la table de la cuisine, un vieil album était ouvert. La belle-mère tournait les pages en commentant chaque cliché.
Le voici en CP montrait-elle. Si sérieux. Brillant élève, toujours premier.
Marine sassit et regarda les photos denfance de son mari. Le petit Sébastien souriait, serrant un ours en peluche, faisant des pâtés dans le bac à sable.
Et le voici plus grand tourna la page Valentine. À lécole technique, il apprenait la mécanique. Il avait des mains en or, il réparait nimporte quelle voiture.
Oui, il maidait souvent avec la mienne dit doucement Marine. Il ne ma jamais grondée quand je cassais quelque chose.
La belle-mère la regarda sèchement.
Bien sûr. Il était gentil avec tout le monde, pas seulement avec toi.
Un silence gênant sinstalla. Hélène toussota et demanda dautres photos.
Là, cest après larmée dit Valentine en désignant une photo où Sébastien, en jean et veste en cuir, posait près de sa moto. Un vrai beau gosse, les filles en pâmaient.
Marine se souvint de leur rencontre. Il ramenait une amie du travail, elle était là par hasard. Sébastien avait proposé de la déposer aussi, et avait raconté des blagues tout le trajet. Elle lavait trouvé irrésistible.
Il a eu tant de petites amies soupira la belle-mère. Mais il ne prenait rien au sérieux. Il disait : « Cest trop tôt pour se marier, je veux profiter de la vie. »
Maman, pourquoi tu racontes ça ? réprimanda Vincent.
Quoi ? Cest la vérité. Il est resté célibataire longtemps. Puis il sest marié brusquement. Ça ma surprise, à lépoque.
Marine sentit ses joues senflammer. Sébastien avait tardé à la présenter à sa mère. Il disait quelle était très stricte et pourrait mal la juger.
Le mariage était magnifique dit tante Claude pour calmer les esprits. On avait commandé un gâteau sublime.
Cest moi qui lavais commandé rectifia Valentine. Et qui ai payé sa robe. Elle navait pas dargent.
Je travaillais murmura Marine. Mais mon salaire était modeste.
Justement. Sébastien gagnait bien sa vie. À lusine, on lappréciait, on le promouvait souvent.
Marine se souvint de leur rêve dacheter un appartement. Ils économisaient chaque centime. Puis la maladie était arrivée, et tout était parti en soins.
Il voulait tellement des enfants dit-elle soudain. Il répétait : « Une fois guéri, on aura un bébé. »
Valentine se tut. Puis ferma lalbum et le rangea dans le tiroir.
Il faut préparer la table dit-elle. Le prêtre va arriver.
Quand tout le monde se dispersa, Marine resta seule avec Vincent. Il fumait sur le balcon, elle faisait la vaisselle.
Ne lui en veux pas dit-il en entrant. Elle aimait trop son fils. Peut-être même trop.
Je comprends répondit Marine sans se retourner. Mais cest dur dentendre que je suis une étrangère.
Tu ne les pas. Tu étais sa femme.
Étais répéta-t-elle tristement. Et maintenant, qui suis-je ? Une veuve ? Cela sonne si étrange.
Tu fais partie de notre famille. Pour toujours.
Mais Marine savait que ce nétait pas vrai. Après lenterrement, elle rentrerait dans son petit studio quils louaient depuis des années. Valentine ne lappellerait plus pour les fêtes. Elle ne serait plus invitée aux anniversaires, aux réveillons.
Le soir, quand les invités furent partis et que le prêtre eut fini la prière, Valentine sapprocha de Marine. Celle-ci, assise près du cercueil, tenait une photo de Sébastien.
Demain, lenterrement dit doucement la belle-mère. Il reposera au Père-Lachaise, près de son père.
Marine hocha la tête. Ils en avaient parlé le matin.
Et aussi Valentine hésita. Tu veux ses affaires, ou je les garde ?
Je ne sais pas encore. Je peux décider plus tard ?
Bien sûr. Elles ne partiront pas.
Les deux femmes se tenaient côte à côte, mais un mur invisible les séparait. Chacune pleurait à sa manière, chacune croyait son chagrin plus grand.
Tu nes quune étrangère pour lui, tandis que moi, je suis sa mère murmura Valentine si bas que Marine se demanda si elle lavait bien entendu.
Ou peut-être était-ce lépuisement, la douleur, cette interminable journée qui refusait de finir.
Marine regarda la photo. Sébastien y souriait, jeune et heureux. Comme au début de leur mariage, quand ils croyaient avoir toute la vie devant eux.
Pardonne-moi chuchota-t-elle, sans savoir si elle sadressait à son mari ou à sa mère.
Dehors, le soir tombait lentement, et quelque part, une autre vie commençait sans Sébastien, sans son rire, sans ses mains chaudes, sans leurs projets et leurs rêves. Une vie où il lui faudrait apprendre à nêtre plus que Marine, et non plus lépouse de Sébastien.
La douleur partagée ne guérit pas, mais elle rappelle que lamour, sous toutes ses formes, mérite dêtre honoré.







