**Le Seuil de lÉté**
Je me souviens de ce soir où Élodie était assise à la fenêtre de notre cuisine, contemplant le soleil couchant glissant sur lasphalte humide de la cour. La pluie avait laissé des traînées troubles sur les vitres, mais elle nouvrit pas la fenêtre lair était lourd, poussiéreux, mêlé aux échos de la rue. À quarante-quatre ans, on parlait plus souvent des petits-enfants que dune première grossesse. Pourtant, après des années de doutes et despoirs contenus, elle avait enfin pris rendez-vous avec un médecin pour discuter dune FIV.
Je posai ma tasse de thé sur la table et massis près delle. Javais appris à connaître ses phrases mesurées, ses mots choisis avec soin pour ne pas réveiller mes propres craintes. *« Tu es vraiment prête ? »* demandai-je quand elle évoqua pour la première fois cette idée dune maternité tardive. Elle hocha la tête, après une pause presque imperceptible, comme pour contenir toutes ses peurs passées. Je ne discutai pas. Je pris sa main en silence, et elle sentit que javais peur, moi aussi.
Sa mère vivait avec nous une femme rigide pour qui lordre des choses primait sur les désirs personnels. Au dîner, elle garda dabord le silence avant de lâcher : *« À ton âge, on ne prend plus ce genre de risques. »* Ces mots restèrent entre nous comme un poids, revenant hanter nos nuits.
Sa sœur, habitant Lyon, lappelait rarement et se contenta dun *« Cest ton choix »* sec. Seule sa nièce, Clémence, lui envoya un message : *« Tatie Élo, cest trop cool ! Tes courageuse ! »* Ce petit mot la réchauffa plus que tous les discours des adultes.
La première visite à la clinique se déroula dans des couloirs aux murs écaillés, imprégnés dune odeur deau de Javel. Lété commençait à peine, et la lumière de laprès-midi adoucissait même lattente devant le cabinet du gynécologue. La médecin étudia son dossier et demanda : *« Pourquoi maintenant ? »* Une question qui revint souvent de linfirmière lors des prises de sang, ou dune voisine sur un banc du jardin public.
Élodie répondait différemment chaque fois. *« Parce quil y a une chance »*, disait-elle parfois. Dautres fois, elle haussait simplement les épaules. Derrière cette décision se cachait un long chemin de solitude, de tentatives pour se convaincre quil nétait pas trop tard. Elle remplissait des formulaires, subissait des examens supplémentaires les médecins ne cachaient pas leur scepticisme. Les statistiques nétaient pas en sa faveur.
À la maison, la routine reprenait. Jessayais dêtre présent à chaque étape, bien que tout aussi anxieux quelle. Sa mère sirritait avant chaque rendez-vous, lui répétant de ne pas se faire de faux espoirs. Mais parfois, elle lui apportait des fruits ou un thé sans sucre sa manière à elle dexprimer son inquiétude.
Les premières semaines de grossesse furent comme passées sous une cloche de verre. Chaque jour était empli de la peur de perdre ce nouveau début si fragile. La médecin la surveillait de près : analyses hebdomadaires, échographies dans des salles dattente remplies de femmes plus jeunes.
À la clinique, les regards des infirmières sattardaient sur sa date de naissance. Les conversations autour delle tournaient autour de lâge ; une inconnue soupira un jour : *« Elle na pas peur ? »* Élodie ne répondait pas. Une obstination lasse grandissait en elle.
Les complications arrivèrent brusquement. Un soir, une douleur aiguë lenvahit, et jappelai les urgences. La chambre dhôpital était étouffante, la fenêtre rarement ouverte à cause de la chaleur et des moustiques. Le personnel médical la regardait avec méfiance ; des chuchotements sur les risques liés à lâge flottaient dans les couloirs.
Les médecins étaient secs : *« On va surveiller », « Ces cas demandent une attention particulière. »* Une jeune sage-femme glissa même : *« Vous devriez vous reposer, lire des livres »*, avant de se détourner vers une autre patiente.
Les jours sétiraient dans lattente anxieuse des résultats. La nuit, elle mappelait, recevant parfois un message de sa sœur lui conseillant *« de ne pas sinquiéter pour rien »*. Sa mère venait rarement voir sa fille impuissante lui était insupportable.
Les discussions avec les médecins devenaient de plus en plus tendues. Chaque nouveau symptôme déclenchait une nouvelle batterie dexamens. Un jour, une cousine à moi osa remettre en cause la poursuite de la grossesse. Je coupai court : *« Cest notre choix. »*
Lété rendait les chambres suffocantes. Par la fenêtre, on entendait les arbres bruisser et les enfants jouer dans la cour de lhôpital. Élodie fixait ce même soleil couchant, des semaines plus tard, allongée dans son lit dhôpital, les mains posées sur son ventre qui ne grandirait plus. Le silence entre nous était profond, mais différent moins fragile, presque apaisé. Dehors, lété persistait, indifférent. Elle murmura : *« Jai essayé. »* Je serrai sa main, comme au premier jour, et répondis simplement : *« Je sais. » Le monde continuait, mais quelque chose, en nous, avait franchi un seuil.







