La famille Moreau vivait dans une barre HLM de cinq étages à la périphérie de la ville. Le père, Philippe, licencié de lusine locale, était devenu routier, passant des mois sur les routes. La mère, Élodie, cumulait deux emplois : caissière le jour, femme de ménage le soir.
Leur fille aînée, Amélie, vingt-deux ans, était la fierté des Moreau. Mature pour son âge, elle avait renoncé à luniversité pour un BTS de comptabilité, espérant rapidement soutenir sa famille. Leur vie tournait autour dun seul projet : offrir des études supérieures au cadet, Théo, qui montrait un don précoce pour les mathématiques. Il était leur « investissement », leur unique espoir dascension sociale.
Après les cours, Amélie travaillait comme assistante comptable pour un petit entrepreneur. La nuit, quand la maison sendormait, elle ouvrait son vieux portable acheté doccasion. Elle écrivait. Des histoires douces-amères, pleines de lumière, sur des gens qui rêvaient, aimaient et cherchaient leur place dans le monde. Cétait son échappatoire à la grisaille et à lépuisement.
Un jour, son amie denfance sa seule lectrice fidèle la convainquit denvoyer un texte à un concours littéraire. À sa surprise, Amélie remporta le premier prix : une modeste somme et une invitation à un stage au journal régional.
Elle décida den parler à ses parents pendant le dîner, alors que Théo faisait ses devoirs dans sa chambre.
Maman, papa, commença-t-elle en repoussant son assiette de pâtes. Jai reçu une offre. Du « Courrier du Nord ». Un stage dun mois. Cest une chance.
Quel « Courrier du Nord » ? grogna Philippe, essuyant son visage fatigué. Tu as un bon poste chez M. Lefèvre. Cest stable.
Ce nest pas la même chose. Jai écrit des nouvelles. Et on ma remarquée.
Élodie cessa de laver la vaisselle. Elle se tourna vers sa fille, sessuyant les mains sur son tablier.
Des nouvelles ? Son ton trahissait lincrédulité. Amélie, quand trouves-tu le temps ? Tu dois dormir, tu travailles ! Et Théo a besoin daide en algèbre.
Je sais. Mais cest mon rêve ! Sa voix trembla. Je veux juste essayer !
Ton rêve ? Philippe se leva, son ombre sabattant sur Amélie. Et qui nourrira la famille, la rêveuse ? Tu crois que je passe ma vie sur les routes par passion ? Que ta mère se tue à deux boulots par plaisir ? Non ! Par devoir ! Et toi, tu penses à ton bonheur ? Tant que Théo naura pas son bac, je ne veux pas entendre parler de ces bêtises !
Ce ne sont pas des bêtises ! cria Amélie en se levant. Pourquoi Théo a le droit de rêver de Polytechnique, et pas moi du journalisme ?
Parce que Théo est un homme ! Cest à lui de subvenir à la famille ! tonna son père. Ton rôle, cest de te marier, pas décrire des contes de fées !
Ces mots la frappèrent comme un coup. Elle recula, contemplant leurs visages creusés par la fatigue. Pour eux, elle nétait quun soutien, pas une personne à part entière. Discuter était inutile.
Très bien, murmura-t-elle.
Le lendemain matin, elle partit avec un sac à dos contenant son portable, des vêtements et ses nouvelles imprimées, laissant sur la table presque tout son prix et un mot : « Pour les cours de Théo ».
Le stage ne fut pas payé le journal cherchait de nouveaux talents. Rédiger des articles était moins romantique quelle ne limaginait. Pourtant, Amélie adorait cette vie : les rencontres, lambiance, voir le monde sous un autre angle.
Vivre en ville coûtait cher. Elle dormait dans une auberge de jeunesse et servait des cafés la nuit. Entre les deux, elle écrivait, survivant à peine, nourrie de sandwiches et de thé.
Une nuit, sa mère appela dune voix rauque :
Amélie Ton père est à lhôpital. Le cœur. Il a trop il sest fait du souci pour toi. Au moins, là-bas, tu manges à ta faim ?
Amélie regarda son sandwich sec. Son cœur se serra. De pitié pour elle-même. De culpabilité.
Tout va bien, maman. Et Théo ?
Il ne travaille plus. Tes parents sont désespérés.
Il sen sortira, mentit-elle. Dis à papa que je viendrai bientôt.
Elle ny alla pas. Elle envoya la moitié de son salaire, gardant juste de quoi survivre. Oui, cétait dur. Mais pour la première fois, elle était libre. Elle écrivait chaque nuit. Une de ses nouvelles fut publiée dans une revue littéraire. Presque pas dargent, mais en voyant son nom imprimé, elle pleura devant le kiosque.
Six mois plus tard, elle fut embauchée, loua une chambre de bonne sous les toits et se sentit enfin heureuse.
Un jour, Théo apparut sur son seuil, plus grand, plus sombre.
Sœur, dit-il sans entrer. Je ne veux plus aller en prépa.
Amélie resta stupéfaite.
Comment ? Tu
Je veux être cuisinier. Papa et maman sont en rage. Leur espoir sest effondré. Son regard était plein damertume. Tu sais pourquoi ? Parce que je déteste les maths ! Jai toujours voulu cuisiner ! Avant que tu ne partes, je nosais pas le dire
Il partit sans un mot. À cet instant, Amélie comprit que sa fuite navait pas été quun acte égoïste. Elle avait donné à Théo le courage de se rebeller.
***
Un an plus tard, une lettre arriva. Quelques mots griffonnés au crayon par son père :
« Ma fille. Ta mère ma dit que tu écrivais. Jai vu ton nom dans un magazine, dans un routier. Je lai montré aux gars. Ils nont pas cru que cétait ma fille. Porte-toi bien. Je pense à toi. Papa. »
Elle relut ces lignes cent fois. Ce nétait pas un pardon. Cétait une reconnaissance.
Elle sortit sur le balcon. Il pleuvait. Les voisins se disputaient, le toit fuyait. Mais elle regardait les toits mouillés de sa nouvelle ville et savait que cette vie pauvre, fatiguée, coupable était la sienne. Elle nétait plus « fonction » ou « soutien ». Elle était Amélie. Auteur de nouvelles. Auteur de sa vie. Et cétait tout ce qui comptait.







