Tu devrais être reconnaissante quon te supporte du tout, lança Bérangère, la bellesœur, en plein repas de fête.
Cest tout? attrapa Solène, la sœur cadette, le coin dun modeste paquet cadeau du bout des doigts. Sérieusement? Un lot dessentiels de cuisine? Maman, regarde un peu cette générosité.
Solène, arrête, intervint Madame Thérèse Dupont, la mère du mari décédé, les lèvres pincées, mais un regard froid dapprobation dans les yeux. Bérangère essayait.
Essayait? ricana Bérangère, jetant le sac sur la chaise. Trois euros du magasin de bricolage du quartier? Elle aurait pu se montrer plus charitable, elle ne paie même pas le loyer ici.
Mariane sentit ses joues senflammer. Elle se tenait près de la table quelle avait dressée depuis laube, se sentant comme une écolière qui aurait commis une faute. Son fils de dix ans, Arthur, assis à côté, baissa les yeux sur son assiette, comme sil comprenait déjà tout.
Je pensais que cétait pratique, murmura Mariane sans lever le regard. Les serviettes sont usées depuis longtemps
Pratique? rétorqua Solène, se pelotonnant dans le dossier de la chaise. Elle était la plus jeune sœur du défunt André, éclatante, sûre delle, toujours persuadée davoir raison. Tu sais ce qui serait vraiment pratique? Trouver un vrai travail et partir dici. On aurait plus de place dans la maison.
Le seul bruit qui rompit le silence fut le cliquetis dune fourchette que Arthur laissa tomber. Le garçon se leva dun bond et, sans un mot, séchappa de la pièce. Mariane voulut le suivre, mais la voix autoritaire de la bellemère la retint.
Où vastu? Reste assise. Tu as fait pleurer le petit, et il ne faut pas quil se renferme.
Assise, Mariane sentit le froid sinsinuer dans ses entrailles. Elle fixa la chaise vide où, il y a cinq ans, était assis André. Il naurait jamais permis quon lui parle ainsi. Aujourdhui, elle se retrouvait seule dans ce grand logis qui semblait exiger quon la traite comme une servante.
Le repas se termina dans une morosité palpable. Les proches, les voisins, faisaient comme si de rien nétait, mais leurs regards étaient lourds de pitié maladive. Mariane souriait mécaniquement, remplissait les verres de jus, ramenait les assiettes vides. Elle attendait que la soirée sachève.
Quand les derniers invités partirent, Solène, sur le point de sen aller avec son mari, sarrêta à la porte.
Jespère que tu comprends que je ne le fais pas par méchanceté, déclara-telle dune voix qui ne laissait aucune place à la contestation. Je dis ce que je pense. Tu devrais être reconnaissante quon te tolère après tout ce qui sest passé, pour le souvenir dAndré et par respect pour la mère.
La porte claqua. Mariane resta seule dans la cuisine, entourée de vaisselle sale. Madame Thérèse rentra silencieusement dans sa chambre, sans un mot. Un poids de plomb lécrasa. Elle sassit sur le tabouret et pleura en silence, non pas par rancune elle sy était habituée mais par impuissance.
Tard dans la nuit, après avoir tout rangé, elle entra doucement dans la chambre dArthur. Le garçon nétait pas endormi, il était couché, le visage tourné contre le mur.
Arthur, tu dors? susurra-telle, sasseyant au bord du lit.
Maman, pourquoi Bérangère nous aime pas? demanda-til sans se retourner.
Mariane caressa ses cheveux, cherchant les mots pour expliquer à un enfant le labyrinthe étouffant des relations familiales.
Ce nest pas quelle soit méchante, cest juste elle a un caractère difficile. Et elle manque beaucoup à papa, tout comme nous.
Papa nous aurait grondés, affirma Arthur avec assurance. Il ne laisserait jamais quelquun nous maltraiter.
Oui, il ne le ferait pas, acquiesça Mariane, sentant un nouveau nœud se former dans sa gorge. Dors bien, mon trésor. Demain, lécole tattend.
Elle lembrassa sur le front et sortit. Leur «chambre» nexistait plus vraiment. Après la mort dAndré, ils vivaient dans lancienne chambre denfant, petite et exiguë. La vaste chambre principale était devenue la «pièce de mémoire», réservée à Madame Thérèse, qui ne laissait entrer que la mère.
Cette maison, jadis chaleureuse, était devenue une cage dor pour Mariane. Elle appartenait aux parents dAndré. Après le décès du beaupère, Madame Thérèse était la seule propriétaire reconnue. Mariane, diplômée en comptabilité mais sans emploi depuis des années, ne pouvait décrocher quun poste à mitemps dans un centre dappels, juste pour pouvoir récupérer Arthur à lécole. Le salaire était maigre, tout partait en vêtements, fournitures scolaires et petites dépenses. Ils dépendaient de laide de la bellemère, ce qui rendait le pouvoir de Bérangère dautant plus redoutable.
Le matin suivant, Madame Thérèse, comme si la dispute dhier nétait jamais arrivée, sirotait son café en lisant le journal.
Bonjour, dit Mariane doucement, déposant une casserole de porridge pour Arthur.
Je pars aujourdhui chez une amie à la campagne, deux jours, il faut surveiller la maison et arroser les fleurs du salon, répondit la vieille dame sans lever les yeux.
Quand la porte se referma derrière elle, Mariane laissa échapper un profond soupir. Deux jours de silence. Deux jours sans les regards accusateurs et les remarques acerbes.
Elle accompagna Arthur à lécole, puis rentra dans la maison vide, prit le arrosoir et soccupa des nombreuses plantes que Madame Thérèse chérissait. Dans le salon, sur une vieille commode, accrochées aux murs, quelques photos racontaient lhistoire dune famille autrefois unie : le jeune André souriant, Bérangère enfant, et le jour du mariage dAndré et Mariane, plein despoir.
Son regard se porta sur la porte close de la «pièce de mémoire». Interdite, elle était pourtant la plus tentante. Le cœur battant, elle poussa la porte non verrouillée. Lair était poussiéreux, parfumé de naphtaline. Tout était exactement comme laissé : le lit double avec son couvrelit de soie, le coiffeur avec ses flacons de parfum, la bibliothèque dAndré.
Elle sapprocha dun classeur. Parmi les tomes de Tolstoï, un dossier épais attirait son attention. Elle le sortit, le posa sur la table. Sur la couverture, simplement inscrit: «Documents».
Son cœur saccéléra. À lintérieur, des papiers anciens, factures, acte de naissance dAndré, et, au milieu, le testament dIgor Durand, le père dAndré, rédigé six mois avant son décès.
Elle lut les lignes qui confirmaient que la maison devait revenir à André, mais avec la condition que Madame Thérèse y demeure à vie. Aucun mot sur Bérangère.
Mariane, les mains tremblantes, comprit que le seul héritier était maintenant Arthur, et quelle, en tant que tutrice, était la gestionnaire de facto. Madame Thérèse le savait et lavait caché.
Après avoir replacé le dossier, elle referma la porte, le bruit de la serrure résonnant comme un rappel. Que faire? Révéler le testament, déclencher une dispute, ou garder le silence pour préserver la paix? Elle ne voulait pas de guerre, seulement une vie tranquille pour elle et son fils.
Les deux jours suivants, Mariane erra dans un brouillard, pesant ses options. Elle aurait pu appeler un avocat, exposer ses droits, expulser la vieille femme, mais cela aurait détruit ce qui restait dune famille. André naurait jamais approuvé une telle division.
Lorsque Madame Thérèse revint, Mariane la reçut avec un calme apparent, laida à porter les sacs, lui servit le thé. La vieille femme parla de son amie, de ses boutures. Mariane acquiesça, jouant le rôle de la bonne bru.
Le soir, seules toutes deux dans la cuisine, Mariane prit son courage à deux mains.
Madame Dupont, il faut que nous parlions, ditelle, la voix contrôlée.
De quoi? demanda la vieille femme, les sourcils haussés.
De la maison, répondit Mariane. Je sais tout du testament dIgor.
Un silence glacial sinstalla.
Tu as fouillé dans mes affaires? demanda Madame Thérèse, le ton glacé.
Je lai trouvé par hasard dans la pièce de mémoire, répliqua Mariane.
Cest la chambre de mon fils! sexclama la vieille dame.
De notre fils, corrigea Mariane. Cest aussi notre chambre.
Leurs regards se croisèrent, aucun ne cédait.
Que veuxtu? demanda finalement Madame Thérèse, la voix dure comme du métal. Me chasser? Vendre la maison?
Non, je ne veux rien vendre. Cest la maison dArthur, la maison de son père et de son grandpère. Je veux simplement que les humiliations cessent, que Bérangère cesse de nous traiter comme des étrangers. Légalement, la maison est à nous.
Madame Thérèse resta muette, la respiration lourde.
Je lai fait pour la famille, murmuratelle. Je ne voulais pas que Bérangère se retrouve sans rien après ma mort. Je pensais que nous vivrions tous ensemble.
Nous navons jamais été une famille, seulement des colocataires, des locataires sans droits, répondit Mariane. André naurait jamais toléré cela.
Madame Thérèse se tourna vers la fenêtre, les épaules affaissées.
Que comptestu faire?
Rien, répliqua Mariane. Le testament restera où il est. Je ne lancerai pas de procès. Mais je veux que vous parliez à Bérangère, que vous changiez dattitude. Arthur est votre unique petitenfant, il ne doit pas grandir en se sentant inutile.
Le lendemain, samedi, Bérangère arriva avec son mari et leur petite fille, comme à laccoutumée. Mariane dressa la table, sentant la tension dans lair. Madame Thérèse était pâle, silencieuse.
Maman, pourquoi tu es si aigre? lança Bérangère en saffalant sur une chaise. Encore ton humeur de locataire?
Bérangère, taistoi, coupa Madame Thérèse, dune voix jamais aussi tranchante.
Questce que tu veux? demanda la bru, étonnée.
Je veux que tu texcuses auprès de Mariane, pour hier et pour tout ce qui sest passé avant.
Le visage de Bérangère se raidit.
Mexcuser?? Pour quoi? Pour dire la vérité?
Ce nest pas vrai, balbutia Madame Thérèse. Mariane et Arthur ne sont pas des invités. Cette maison leur appartient.
Bérangère tourna lentement la tête vers Mariane, puis revint sur sa mère, lincompréhension se transformant en colère.
Cest ton maison! Cest la maison du père!
Le père lavait légué à André, répondit calmement Madame Thérèse. Après André, il revient à Arthur.
Un silence de mort sabattit sur la cuisine. Le mari de Bérangère resta figé, fourchette à la main. Bérangère fixait sa mère comme si elle la voyait pour la première fois.
Tu le savais? sifflatelle. Tu as gardé cela pour nous, pour que lon croit que je ne suis rien?
Je voulais le meilleur pour la famille, répondit Madame Thérèse, les larmes perlant.
Pour la famille! sécria Bérangère en se levant. Assez! Je ne reviens plus ici.
Elle sortit en trombe, son mari la suivant, et claqua la porte. Madame Thérèse seffondra, les mains couvrant son visage, soulevant des sanglots étouffés. Arthur, qui était resté dans le coin, savança et saisit la main de Mariane.
Mariane posa son bras sur lépaule de la vieille femme.
Ne pleurez pas, Madame Dupont. Tout finira bien.
Les yeux de la vieille femme, inondés de larmes, cherchaient une lueur despoir.
Elle ne me pardonnera jamais.
Elle finira par le faire, affirma Mariane avec assurance. Elle est votre fille, elle a juste besoin de temps. Nous aussi.
Mariane ne savait pas ce que lavenir lui réservait, mais en regardant son fils serrer sa main, elle sentit pour la première fois quelle nétait plus la victime, mais la maîtresse de sa propre maison et de son destin. Les difficultés seraient nombreuses, mais elle savait désormais quelle avait le droit de se battre pour sa place sous le soleil. Ainsi, on apprend que la vérité, même cachée, finit toujours par éclairer le chemin: il faut avoir le courage de la faire sortir, non pas pour semer la discorde, mais pour rétablir la justice et la dignité.







