La maison de campagne pour trois amis

La salle dattente du notaire à Paris était lourde, malgré la fraîcheur de ce matin de juin qui séchappait encore des fenêtres de la rue. Lise glissa la main le long du pli de sa jupe, évitant le regard de Manon et de Capucine. Les trois sœurs étaient arrivées pile à lheure, chacune avec son habituel voile : Manon, en tailleur strict, le téléphone collé à loreille comme une ancre ; Capucine, en cardigan léger, le sourire chaleureux comme si elle était venue prendre le thé chez une amie.

Lise observa leurs postures : Manon était assise près de la porte, le dos droit, le regard fixé sur la vitrine ; Capucine sétait glissée près de la table basse couverte de magazines usés. De lautre côté de la ville, le trafic bourdonnait, les klaxons sentrechoquaient, mais ici le temps semblait sêtre figé. Le silence entre les sœurs était épais, chargé de non-dits : toutes savaient pourquoi elles étaient là, mais aucune nosait rompre le calme.

Lise fixa la porte du cabinet du notaire. Derrière se trouvait le morceau de leur histoire commune : la maison de campagne que leurs parents avaient possédée à SainteMarie, où chaque été elles sétaient réunies. Depuis le décès de leur mère, la bâtisse était restée vide, attendant que les trois enfants, désormais adultes, décident de son sort. Le futur de ce lieu, quil reste leur point de rassemblement ou se dissolve à jamais, dépendait de la signature qui se jouait dans cette pièce.

Lorsque la secrétaire les invita à entrer, Manon se leva la première, laissant échapper un souffle à peine audible. Le cabinet était baigné de lumière : de grandes baies vitrées donnaient sur un petit parc verdoyant. Sur le bureau reposaient des dossiers impeccables et un stylo plume en bois.

Le notaire salua chacune par son prénom, dune voix calme et professionnelle, expliquant le déroulement de la procédure et rappelant lobligation dun accord écrit. Les papiers étaient déjà prêts ; il vérifia les noms de famille, demanda les passeports. Tout se déroulait comme un examen, rapide et formel.

La phrase qui grava le souvenir de Lise fut : « La maison de campagne à SainteMarie passe en copropriété au même titre aux trois sœurs. » Manon fronça légèrement les sourcils, Capucine baissa les yeux. Aucun protestation ne franchit les lèvres.

Après la signature, le notaire précisa leurs droits : chacune pouvait disposer de sa part, mais toute modification nécessiterait laccord de toutes ou une décision judiciaire. Un délai de six mois était évoqué pour la transmission officielle, mais en réalité tout dépendait de leur entente.

En sortant dans le couloir, la lumière du soir dessinait des bandes à travers les vitres ternies. Lise sentit la fatigue lenvahir, comme si un lourd secret venait de se déposer derrière elles, lavenir ne laissant que lincertitude.

Capucine brisa le silence dès quelles furent dehors :

Et si on se rendait à la maison ? On verra ce quon y trouve

Manon haussa les épaules :

Je ne peux que ce weekend. Après, les vacances de mes enfants reprennent.

Lise réfléchit : une semaine de travail chargée lattendait au bureau. Refuser maintenant, cétait admettre une défaite prématurée.

Essayons de nous y rendre ensemble, dit-elle lentement. Il faut au moins connaître lampleur du travail.

Manon inclina la tête :

Jaimerais tout vendre dun coup, murmura-t-elle. On ne pourra jamais sentendre sur lusage Et les impôts ?

Capucine senflamma :

Vendre ? Cest le seul bout de terre où les fraises de maman poussent encore !

Et alors ? Nous ne sommes plus des enfants, rétorqua Manon. Qui soccupera ? Qui paiera les réparations ?

Lise ressentit la tension familière entre elles, chaque voix tirant dans une direction. Elle se souvint des soirées dété sur la véranda, où les disputes ne portaient que sur la vaisselle ou lendroit où cacher la confiture dabricot. Aujourdhui, les enjeux étaient adultes : taxes et parts au lieu de compotes et de sable.

Peutêtre, proposa-t-elle finalement, si on remet de lordre et on y investit un peu On pourrait louer lété ? On partagerait les revenus équitablement.

Manon la fixa intensément :

Et si lune veut y habiter seule ?

Capucine intervint :

Jirais parfois avec mon fils, au moins une semaine en été. Largent de la location nest pas essentiel pour moi.

Le débat tourna en rond : vivre à tour de rôle ou ensemble, louer à des inconnus ou à des voisins, refaire la toiture ou simplement la raccommoder avant la saison, vendre à un proche ou mettre la maison sur le marché. Les anciennes rancœurs remontèrent delles-mêmes : qui avait investi quoi, qui avait veillé sur la mère, qui avait, un jour, peint les volets sans demander.

La discussion se termina brusquement, sans compromis. Elles se mirent daccord pour se retrouver dans deux jours à la maison, chacune y voyant une chance de convaincre lautre ou simplement daffirmer sa position.

La maison les accueillit avec lodeur de terre mouillée après la nuit de pluie et le bruit strident dune tondeuse voisine. La façade portait les mêmes traces dabandon : peinture qui sécaillait, pommiers dénudés, vieille charrette brisée près du hangar.

À lintérieur, même les fenêtres grandes ouvertes ne faisaient pas fuir la chaleur. Des moustiques tournoyaient paresseusement autour dune table où reposait un vase épais en verre, souvenir de leur mère. Les sœurs parcoururent les pièces en silence : Manon vérifia les compteurs, Capucine sempara immédiatement des cartons de livres dans la chambre, Lise inspecta la cuisinière à gaz et le frigo, tantôt fonctionnels.

Le débat éclata rapidement :

Tout sécroule ici, sexclama Manon, irritée. Il nous faut une rénovation totale, et ça coûte cher

Capucine secoua la tête :

Si on vend maintenant, on en tirera le moins possible La maison ne meurt que tant que nous y revenons.

Lise tenta dintervenir :

On peut réparer ce quon peut maintenant, proposat-elle, le reste on le décidera plus tard

Mais le compromis resta illusoire ; chacune resta campée sur ses positions jusquau crépuscule. Le soir, elles ne se parlaient plus. Capucine préparait un dîner avec du riz et des conserves, Lise scrollait les nouvelles sur son téléphone, capter le signal ne fonctionnait quauprès de la fenêtre de la cuisine, Manon feuilletait des dossiers de travail près de la bouilloire.

À huit heures la nuit sassombrit ; le feu du lampadaire à lentrée crépita, la lampe du porche brûla. Des nuages gris samoncelaient au-dessus du jardin.

Un orage surgit soudainement, le premier grondement retentissant alors quelles sapprêtaient à se retirer dans leurs chambres. La pluie tambourinait sur le toit, si fort quil fallait parler plus fort pour se faire entendre.

Soudain, un bruit étrange surgit du couloir : clapotis deau mêlé au grincement du plancher. Un filet deau sécoulait le long du mur près de la bibliothèque. Capucine cria la première :

Il y a une fuite! Regardez!

Lise courut chercher un seau dans le hangar. Après avoir fouillé parmi les vieux pots de confiture, elle ressortit un récipient en plastique avec une poignée et revint à lintérieur, où la pluie redoublait son intensité.

Manon brandit un balai, tentant déloigner le jet deau des prises électriques. Les éclairs jetaient des flashs brefs, les ombres dansaient sur le plafond. Lair vibrait dodeur dozone, de bois humide, dune pointe dacidité.

Manon se retourna brusquement vers ses sœurs :

Voilà le vrai nid familial! On ne peut ni habiter, ni louer ainsi!

Personne ne répliqua; toutes saffairaient à sauver leurs affaires, à déloger les livres, à repositionner un fauteuil, à étendre un vieux tapis autour de la flaque. En quelques minutes, il devint clair que si la fuite nétait pas colmatée, la moitié du mobilier devrait être remplacée au matin.

Les vieilles rancœurs sévaporèrent devant lurgence. La solution apparut dellemême : chercher du matériel pour une réparation durgence.

Lorsque leau cessa de perler du plafond, la maison sembla pousser un soupir, tout comme Lise, Manon et Capucine. Un seau, à moitié rempli deau trouble, reposait près de la bibliothèque ; le tapis était détrempé sur les bords, les livres empilés contre le mur, lair sentait le bois mouillé. Dehors, la pluie tapait plus doucement sur le rebord de la fenêtre.

Lise essuya son front avec la manche et regarda ses sœurs : Manon était à genoux près dune prise, vérifiant quaucune goutte ne lavait atteinte ; Capucine, assise sur le seuil, serrait un vieux chiffon improvisé.

Il faut réparer le toit tout de suite, déclara Manon, épuisée. Sinon, la prochaine averse recommencera tout le même scénario.

Lise acquiesça :

Le hangar doit contenir du feutre bitumé et des clous Jai vu un rouleau sur létagère.

Capucine se leva :

Je viens aider, prenez une lampe torche, il fait sombre làdedans.

Dans le hangar, la fraîcheur rappelait la terre. Lise peina à faire fonctionner une vieille lampe frontale, les piles étaient presque à plat, mais la lumière rebondissait sur les murs. Le feutre était plus lourd que prévu. Capucine serrait les clous dans sa paume, Manon saisit le marteau que leur père utilisait autrefois pour réparer le portail.

Le temps pressait, la pluie pouvait revenir à tout instant. Elles gravirent les marches étroites menant au grenier à travers le petit sas derrière la cuisine. Lair y était étouffant, chargé de poussière et de souvenirs.

En silence, Lise tenait le feutre, Manon le clouait contre les planches, le bruit du marteau résonnait comme un cri dans la petite pièce. Capucine passait les clous, murmurant parfois un compte à haute voix pour ne pas perdre le rythme.

Par les fissures, on apercevait le ciel nocturne, les nuages se dissipaient, la lune éclairait les pommiers mouillés.

Tiens bien, insista Manon, Si on ne le fixe pas correctement, le vent lemportera dès la première rafale.

Lise serra le bord du feutre davantage. Capucine éclata soudain :

Au moins, on a fait quelque chose ensemble

Un rire chaud séleva, inattendu, le premier depuis le matin. Lise sentit la tension se dissiper, son dos se détendit enfin.

Peutêtre que cest ainsi quil faut? murmurat-elle, Réparer ensemble ce qui se brise.

Manon croisa son regard, la fatigue visible mais sans colère.

Sinon, rien ny arrivera

Elles terminèrent rapidement, fixèrent le dernier morceau de feutre, redescendirent.

Dans la cuisine, la fenêtre restait entrouverte, laissant entrer lair frais après lorage. Autour de la table, lune mit la bouilloire sur le feu, lautre déballa un paquet de biscuits.

Lise essuya les cheveux du front, observa ses sœurs, désormais sans amertume.

Il faudra continuer à se parler, déclarat-elle. Cette réparation nest que le début.

Capucine sourit :

Je ne veux pas perdre la maison. Elle haussa les épaules. Et je ne veux pas nous disputer à cause delle.

Manon soupira :

Jai peur de rester seule avec tout ce souci. Elle regarda la table. Mais si on le fait ensemble Peutêtre que ça marchera.

Un instant de silence, seulement le bruissement des gouttes sur les feuilles, un chien lointain aboyait.

Lise prit la parole :

Ne remettons pas ça à plus tard. Elle sortit un carnet et un stylo de son sac. Faisons un calendrier : qui vient quand cet été. Ce sera juste pour toutes.

Capucine sanima :

Je peux prendre la première semaine de juillet.

Manon réfléchit :

Laoût me convient mieux, mes enfants sont libres alors.

Lise tracait les dates, dessinait des lignes entre les semaines ; petit à petit, la feuille se transforma en grille dinterventions et de gardes.

Elles débattaient encore de détails: qui arrivera pendant les vacances de mai prochain, comment partager le coût de la tondeuse et de lélectricité, que faire des pommes à la récolte. Mais désormais, aucune colère, seulement la volonté de sorganiser et de ne pas se perdre les unes les autres.

La nuit passa paisiblement, aucune goutte ne perça le silence. Au matin, le soleil traversait les fenêtres ouvertes, le jardin scintillait de rosée sur les feuilles de pommier et lherbe du sentier menant au portail.

Lise se leva avant les autres, sortit sur le perron, les pieds nus ressentant le frais du bois. Au loin, la voisine parlait à travers la clôture du temps et de la récolte.

Dans la cuisine, le parfum du café emplit lair : Capucine lavait préparé, disposant du pain du paquet sur un plat.

Manon arriva en dernier, les cheveux attachés en queue de cheval, lair encore un peu endormi mais serein.

Elles prirent le petit déjeuner ensemble, partageant le pain et parlant de leurs plans sans hâte.

Il faudra acheter plus de feutre, constata Manon. Ce nétait que le strict nécessaire.

Et remplacer lampoule du porche, ajouta Capucine. Hier, jai failli tomber dans la cour.

Lise sourit :

Je le noterai dans notre calendrier de travaux

Les sœurs se regardèrent, aucun ressentiment nétait resté. La maison, plus calme que dhabitude, laissait entrer les voix des voisins et le cliquetis de la vaisselle. Elle semblait à nouveau vivante non seulement parce que le toit ne fuyait plus, mais parce que les trois sœurs y étaient, chacune avec ses habitudes et ses faiblesses, mais désormais unies.

Avant de repartir, elles firent le tour des pièces, fermèrent les fenêtres, vérifièrent les prises et rangèrent les restes de matériaux sur le grenier. Sur la table de la cuisine restait le carnet, les dates écrites, les notes de ce quil faudrait acheter.

Manon posa doucement les clés sur létagère près de la porte :

On se rappellera la semaine prochaine? Je vérifierai le devis du couvreur.

Capucine acquiesça :

Jirai la semaine suivante voir les fraises. Je tappellerai avant.

Lise resta un instant dans le hall, les yeux sur ses sœurs, et murmura à peine :

Merci pour hier soir et pour aujourdhui.

Les sœurs échangèrent un dernier regard, leurs yeux calmes et ouverts, débarrassés des ombres de méfiance. Lorsque le portail se referma derrière elles, le jardin était sec après la pluie de la nuit ; le sentier brillait au soleil. Sur le carnet, leurs prénoms figuraient à côté des dates de leurs futures rencontres une petite promesse de ne pas seffacer lune de lautre, même après lété le plus éprouvant.

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La maison de campagne pour trois amis
Écoute, Alice ! Tu n’as plus ni mère ni père. Tu n’as même plus de maison, — répondit la mère.