Elle est rentrée du travail vers minuit, épuisée, affamée et furieuse : combien de fois s’était-elle promis de quitter ce maudit magasin ?

Elle rentre du travail vers minuit, littéralement «sans bras ni jambes», affamée et furieuse. Combien de fois sétait-elle juré de quitter ce maudit magasin. La nuit dansait déjà son bal sombre derrière les fenêtres de limmeuble des années 60 lorsque Véronique, traînant les pieds, insérait la clé dans la serrure. Même le métal semblait résister, refusant de laisser entrer cette ombre de femme épuisée. «Sans bras ni jambes» était trop doux. Elle se sentait comme une mécanique brisée, dont tous les rouages étaient usés et les fils brûlés. La faim était violente, aigüe, écœurante, et la colère une épaisse poix noire lenvahissant de lintérieur.

«Jusquoù ? » martelait ses tempes. «Où est la limite ? Quand vais-je craquer définitivement ?» Cette question-réquisitoire, elle se la posait chaque nuit, depuis un an depuis que sa vie était devenue un enfer sous lenseigne «VinMonde».

Véronique travaillait dans ce maudit magasin, aquarium dalcool et de vices humains, de huit heures du matin à onze heures du soir. Un bagne. Épuisant, vidant lâme jusquà la lie. Le patron, une araignée avide nommée Arnaud Dupont, avait tissé sa toile de caméras de surveillance, et chaque regard à travers lobjectif lui brûlait le dos comme un fer rouge. Sasseoir ? Un privilège puni dune amende salée. «Assise, cest que tu ne travailles pas !» Cette maxime était gravée au fer dans le subconscient de chaque vendeuse. Le soir, ses jambes brûlaient, enflées, bourdonnantes, suppliant pitié.

Et ces cartons Lourds cercueils de bouteilles quelles, les femmes, devaient décharger seules. Quinze minutes pour manger puis retour au front, au comptoir où attendaient des clients pas toujours aimables. Il fallait sourire. Sourire aux ivrognes, aux hommes bourrus, aux dames hargneuses. Sourire quand on aurait voulu pleurer dimpuissance ou hurler de rage.

Ses collègues la voyaient comme un modèle de patience, une dame de fer que rien ne brisait. Peu tenaient plus de six mois ici. Le personnel fuyait comme un fleuve, séchappant des mailles de ce filet infernal. Véronique tenait bon. Car derrière elle, il ny avait pas que du vide. Derrière elle, il y avait le sens de sa vie son fils, le petit Théo, sept ans. Elle avait désespérément besoin dargent. De ces billets sales, empestant la vodka et la sueur, seul fil les reliant encore à une vie normale. Où aller ? Leur petite ville, autrefois industrielle et animée, mourait doucement. La scierie et lusine, jadis nourricières, nétaient plus que des monuments gardés par des fantômes veillant sur poussière et souvenirs.

En franchissant le seuil, Véronique retire à peine sa veste et se fige en entendant des murmures dans la cuisine. Son cœur se serre habitué à lattente constante du malheur. Puis la mémoire lui rappelle un fragment de conversation matinale avec sa mère : «Véronique, noublie pas, tante Irène arrive aujourdhui.»

Tante Irène. La sœur aînée de sa mère. De Lyon. Dune autre vie. On ne lavait pas vue depuis cinq ans.

La cuisine sent le thé frais et la tarte maison. Les deux sœurs, aux cheveux grisonnants et aux yeux ridés, sont attablées sous la lumière chaude de labat-jour. Cette lumière éclaire Véronique, son visage creusé, ses cernes sombres.

«Ma chérie ! » sexclame tante Irène, femme aux traits doux et au regard clair. «Notre beauté, complètement épuisée, pauvre petite !»

Elle létreint, et Véronique ressent un instant cette sensation oubliée de sécurité, de chaleur enfantine. On la cajole, linstalle à table, la gave de nourriture.

Puis tante Irène, après une gorgée de thé, la regarde droit dans les yeux, sans détour :

«Véro, ma chérie, jusquà quand ? Regarde-toi ! Tu te consumes dans ce bagne. Laisse tout ça et viens chez nous. Lyon est une grande ville, pleine dopportunités. On te trouvera un bon travail, humain. Et » elle marque une pause « la vie ne sarrête pas là. Tu nas que trente ans. Tu es jeune, belle. Peut-être trouveras-tu le bonheur ? Tout est possible !»

Les mots tombent dans le silence comme des pierres dans une fondrière. Véronique sent tout se nouer en elle, en un bloc dexpérience amère et comprimée.

«Non, tante, assez, » soupire-t-elle, la voix rauque et lasse. «Jai déjà tenté deux fois de «devenir heureuse». Deux échecs retentissants. Assez. Dans deux mois, en vacances, je te le promets, Théo et moi viendrons. Une semaine. Je lemmènerai au cirque, au théâtre, à la fête foraine. Il en rêve tant.»

Elle embrasse sa tante sur la joue et, prétextant une fatigue immense, gagne sa chambre. Théo dort paisiblement, sa respiration régulière est le seul apaisement. Mais Véronique, malgré lépuisement, ne peut dormir. La visite de sa tante a remué des sentiments enfouis.

Et sa conscience, comme un démon cruel, exhume méthodiquement ces images quelle avait tenté doublier.

Elle avait dix-huit ans. Avec une médaille dor et le rêve de devenir médecin, elle intègre une école dinfirmières à Lyon et vit chez tante Irène. Les études étaient faciles, elle brûlait pour son futur métier. Un jour, leur groupe visita le musée danatomie de la fac de médecine. Et là, parmi les spécimens figés dans léternité, son cœur semballa. Elle le rencontra. Antoine. Étudiant en dentisterie, charme et assurance incarnés. Il la vit cette fille timide à la chevelure châtain et aux grands yeux bleu ciel et succomba.

Il était parfait. Cultivé, élégant, spirituel. Un chevalier de roman surgi pour lemmener dans un conte. Leurs fréquentations furent brèves un peu plus dun mois puis il la présenta à ses parents et la demanda en mariage. Véronique planait au septième ciel.

Ses parents, dentistes prospères, propriétaires dune clinique, organisèrent un mariage fastueux. Du côté de Véronique, il ny avait que sa mère, tante Irène et son mari, leur fils avec sa femme, et une amie décole. Lamie fut témoin. Son père était mort depuis longtemps ; sa mère ne sétait jamais remariée, se consacrant à sa fille.

On leur offrit un somptueux appartement en centre-ville, meublé avec goût. Antoine termina ses études et intégra laffaire familiale. Il gagnait beaucoup, de plus en plus. Changea de voiture pour un modèle luxueux. Leur vie semblait sans nuages. À dix-neuf ans, Véronique donna naissance à Théo. Elle abandonna lécole.

Puis quelque chose dérailla. Dabord, Antoine rentra tard. Puis disparut une nuit. Puis deux. Toujours avec des excuses en fer. Elle crut. Désespérément, aveuglément.

Mais un jour, en promenant Théo, elle entra dans un café pour acheter de leau. Et le vit. Son mari. Son chevalier. Assis avec une blonde élancée, la regardant avec cette adoration quil avait eue pour elle. Elle resta pétrifiée. Puis il pencha la tête et lembrassa. Passionnément. Elle ne dit rien. Ne cria pas. Ne pleura pas. Elle fit demi-tour, poussa la poussette sous la pluie fine, rentra chez elle, fit chauffer le biberon, coucha Théo, puis sassit par terre, dos au mur, et fixa la nuit jusquau matin. Quand Antoine revint, parfumé et souriant, elle lui tendit les papiers du divorce, déjà signés. Elle quitta Lyon avec une valise, son fils dans les bras, et ne regarda plus jamais en arrière. Ce soir, dans le silence de sa chambre, elle caresse doucement les cheveux de Théo, respire son souffle denfant, et murmure : « Plus jamais. » Puis elle ferme les yeux, non pas pour rêver, mais pour tenir à distance le souvenir dune femme qui avait cru au bonheur et qui, depuis, ne vit que pour en protéger un autre.

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