Tu nes plus la maîtresse de maison, déclara la belle-mère devant les invités.
«Pas dhumeur » ? Cest chez moi, et je cuisinerai ce que je veux ! Nathalie sortit résolument un plat de viande marinée du réfrigérateur. Jen ai assez de me plier à ses caprices. Si Antoinette naime pas le canard laqué, quelle mange du pain !
Nathalie, Serge se frotta le nez, fatigué, tu sais bien que maman a des problèmes destomac. Le médecin lui a interdit les plats épicés. Est-ce si difficile de préparer quelque chose de neutre ?
Cest toujours la même chose ! Nathalie posa le plat sur la table avec un bruit sec. À Noël dernier, « pas trop salé », à lanniversaire de Lucas, « pas de friture », et maintenant, « pas épicé » ! Est-ce que quelquun pense à ce que je veux, moi ? Jai passé une semaine à chercher cette recette, deux jours à préparer la marinade !
Lucas, sept ans, passa la tête dans la cuisine :
Maman, mamie est arrivée. Avec tonton Vincent et tata Lucie.
Nathalie soupira, essayant de se ressaisir. Les invités étaient arrivés plus tôt que prévu, et elle navait même pas encore changé de tenue. La dispute avec son mari narrangeait pas lambiance festive.
Va les accueillir, fit-elle un signe de tête à Serge. Je vais me préparer et vous rejoindre.
Serge hésita sur le seuil :
Nathalie, je ten prie, pas de conflit aujourdhui. Maman veut nous présenter son nouveau mari. Cest important pour elle.
Je comprends, Nathalie sourit avec effort. Vas-y, ne les fais pas attendre.
Restée seule, elle ferma les yeux et compta lentement jusquà dix. Antoinette, sa belle-mère, avait été une source constante de stress depuis le début de sa relation avec Serge. Durant leurs six ans de mariage, elle sétait mêlée de tout : léducation de Lucas, la décoration de lappartement, les repas. Et Serge, élevé avec la conviction que « maman ne conseille jamais mal », prenait rarement le parti de sa femme.
« Bon, aujourdhui est un jour spécial, se dit Nathalie. Je vais être polie. Après tout, si Antoinette a un mari, peut-être quelle simmiscera moins dans nos vies. »
Elle enfila rapidement une robe préparée à lavance, ajusta son rouge à lèvres, lissa ses boucles rebelles et rejoignit le salon avec le sourire le plus chaleureux possible.
Bonjour, Antoinette ! Nathalie sapprocha pour lembrasser, mais celle-ci se contenta dun hochement de tête distant. Ravi de vous voir. Vincent, Lucie, bienvenue !
Le frère de Serge et sa femme lui sourirent gentiment. À côté dAntoinette se tenait un homme inconnu grand, élégant, avec une barbe grise soignée. « Pas mal pour soixante-cinq ans, songea Nathalie. Ça explique pourquoi belle-maman a pris soin delle ces derniers temps. »
Je vous présente, Antoinette posa une main sur lépaule de lhomme, Valéry, mon ami.
Soyons précis, ma chère, rectifia-t-il doucement, nous sommes mariés depuis deux semaines. Enchanté de vous rencontrer. Antoinette ma beaucoup parlé de vous.
Nathalie remarqua léchange de regards surpris entre Serge et Vincent. Apparemment, la nouvelle du remariage officiel de leur mère était une surprise.
Félicitations ! Nathalie fut la première à réagir. Cest merveilleux ! Venez, je vais servir les entrées.
Je taide, proposa Lucie, la femme de Vincent.
Dans la cuisine, Lucie chuchota aussitôt :
Quel coup de théâtre ! Tu savais quelle avait déjà épousé ce monsieur ?
Aucune idée, Nathalie sortit les assiettes du placard. Serge a lair aussi choqué.
Ça se comprend ! gloussa Lucie. Antoinette a toujours dit quelle ne se remarierait jamais après la mort de son premier mari. « Un homme comme ton père, ça ne se trouve plus », tu te souviens ?
Oui, Nathalie hocha la tête. Mais je suis contente pour elle. Peut-être quelle sera moins Elle chercha ses mots.
Moins envahissante ? termina Lucie. Ne compte pas là-dessus. Cest Antoinette. Elle adore donner des leçons aux jeunes.
Elles retournèrent au salon avec les entrées. Nathalie remarqua que Lucas discutait déjà avec Valéry, qui examinait sa collection de pierres avec intérêt.
Celle-là, je lai trouvée à la rivière quand on était à la pêche avec papa, expliqua fièrement le garçon. Et celle-ci, pendant une sortie scolaire. Et celle-là, cest la plus cool regarde, elle ressemble à un cœur !
Cest vrai, sourit Valéry. Tu as un bon œil, Lucas. Tu sais, jétais géologue, et jai toute une collection de minéraux chez moi. Si tes parents sont daccord, je te les montrerai un jour.
Nathalie observa la scène, surprise. En six ans, elle navait jamais vu Antoinette laisser quelquun créer un lien si facilement avec son petit-fils. Dhabitude, elle gardait jalousement sa « place spéciale » dans la vie de Lucas.
À table ! annonça Nathalie. Le plat principal sera prêt dans une demi-heure.
Quavons-nous comme plat ? demanda Antoinette, prenant place à la tête de la table une place quelle soctroyait toujours chez son fils.
Canard laqué, répondit Nathalie, dun ton neutre. Et gratin dauphinois.
Du canard ? Antoinette pinça les lèvres. Tu sais que je ne peux pas manger épicé. Et en plus, par cette chaleur Tu aurais pu préparer quelque chose de léger. Une salade de poulet, par exemple.
Le canard nest pas épicé, maman, intervint Serge. Nathalie a préparé la sauce sans piment.
Cétait un mensonge, et Nathalie lui lança un regard reconnaissant. Pour la première fois depuis longtemps, il prenait son parti, même avec un petit mensonge.
Jai aussi préparé du blanc de poulet à la vapeur pour vous, ajouta Nathalie. Très diététique.
Merci, Antoinette feignit dêtre touchée. Mais le poulet à la vapeur, cest si fade. Tu aurais pu être plus imaginative pour des invités.
Antoinette, dit doucement Valéry, Nathalie sest donné beaucoup de mal. Profitons simplement de la soirée, daccord ?
Antoinette lui jeta un regard noir, mais se tut. Vincent, pour détendre latmosphère, leva son verre :
Un toast pour les jeunes mariés ! À vous deux, bonheur et longue vie ensemble !
Tout le monde leva son verre avec soulagement. La conversation sanima peu à peu, et Valéry se révéla un conteur passionnant, parlant de ses voyages. Même Antoinette sembla se détendre un peu.
Je sers le plat principal, annonça Nathalie.
Dans la cuisine, elle disposa le canard sur un grand plat, le décorant avec soin. Elle ressentit une bouffée de fierté elle avait vraiment mis du cœur dans ce repas, même si sa belle-mère ne lapprécierait probablement pas.
En revenant, elle entendit Antoinette parler de son nouvel appartement avec Valéry.
…spacieux, avec vue sur le parc, disait-elle. Valéry a insisté pour des rénovations, et cest magnifique. Bien mieux quici. Elle jeta un regard critique sur le salon.
Notre déco est bien aussi, fit remarquer Serge. Nathalie la choisie, et ça me plaît.
Bien sûr, acquiesça Antoinette, condescendante. Cest acceptable pour un jeune couple. Mais un jour, il faudra penser à quelque chose de plus solide.
Nathalie serra les dents mais se tut. Elle posa le plat sur la table, suscitant des murmures admiratifs.
Magnifique ! sexclama sincèrement Valéry.
Et ça sent divin, ajouta Lucie.
Même Antoinette dut admettre :
Visuellement, cest correct. Voyons le goût.
Nathalie servit le canard, réservant une assiette de poulet pour sa belle-mère.
Mmm, délicieux ! Vincent fut le premier à goûter. Nathalie, tu tes surpassée !
Excellent, vraiment, approuva Valéry. Antoinette, tu devrais demander la recette.
Je suis allergique au canard, rétorqua Antoinette, poussant son poulet du bout de sa fourchette. Et ce poulet est insipide. Pas assez salé.
Maman, dit patiemment Serge, le médecin ta prescrit un régime sans sel.
Mais pas sans goût ! sindigna-t-elle. Il y a des herbes, des épices Là, cest du caoutchouc !
Nathalie sentit son visage senflammer. Elle avait tant fait, et ce nétait toujours pas assez. Comme dhabitude.
Antoinette, dit-elle calmement, jai suivi les recommandations de votre médecin. Si ça ne vous plaît pas, je peux préparer autre chose.
Ne te dérange pas, elle fit un geste las. Je préfère ne rien manger. La santé avant tout.
Un silence gêné sinstalla. Lucas, sentant la tension, demanda :
Mamie, tu vas vraiment déménager ? Et nous ?
Nous nous verrons souvent, mon chéri, lassura Antoinette. Tu viendras chez moi et Valéry. On a une chambre pour toi.
Pourquoi une chambre ? sétonna lenfant. Jen ai déjà une ici.
Pour quand tu viendras dormir, expliqua-t-elle. Valéry tapprendra à jouer aux échecs, te montrera ses minéraux
Mais je veux pas dormir ailleurs, fit la moue Lucas. Je veux rester avec maman et papa.
Bien sûr, mon cœur, intervint Nathalie. Tu resteras avec nous. Et tu iras chez mamie quand tu voudras.
Nathalie, Antoinette la regarda avec dédain, ne ten mêle pas. Je parle à mon petit-fils.
Excusez-moi, Nathalie garda son calme, mais cest mon fils. Jai le droit de participer à cette conversation.
Ton fils ? Antoinette se redressa, les yeux étincelants. Je te rappelle que Lucas est un Martin. Il porte le nom de notre famille, et moi, en tant quaînée, ai le droit de décider de son éducation.
Maman, avertit Serge, ne recommençons pas
Si, justement ! Antoinette haussa la voix. Jai gardé le silence pendant six ans, à la regarder gâcher mon petit-fils avec ses méthodes modernes ! Pas de discipline ! À sept ans, il ne sait pas bien lire !
Lucas lit très bien ! sindigna Nathalie. Et il a dexcellentes notes !
Grâce à qui ? rétorqua Antoinette. Qui laide pour ses devoirs ? Qui laccompagne au conservatoire ?
Moi, justement, répondit doucement Nathalie. Tous les jours.
Parce que je ty oblige ! Antoinette frappa la table. Sans moi, tu serais toujours sur ton téléphone ! On connaît ces mères modernes !
Antoinette ! Nathalie se leva, les mains tremblantes. Vous dépassez les limites !
Antoinette, calme-toi, tenta dintervenir Valéry. Tu es injuste envers Nathalie.
Tais-toi, Valéry ! coupa-t-elle. Tu ne sais pas ce qui se passe ici en mon absence. Mais ça va changer. Nous avons un trois-pièces, il y a de la place. Lucas vivra avec nous. La plupart du temps.
Quoi ?! Nathalie crut mal entendre. Vous voulez prendre mon fils ?
Je veux lui donner une vraie éducation ! Antoinette se leva aussi. Et toi tu nes plus la maîtresse ici, compris ? À partir daujourdhui, cest moi qui prends les rênes !
Un silence assourdissant tomba. Tout le monde regardait Antoinette, stupéfait. Même Serge, toujours défenseur de sa mère, semblait choqué.
Maman, finit-il par dire, tu ne peux pas prendre Lucas comme ça. Cest notre fils. Le mien et celui de Nathalie.
Mon fils, Antoinette adoucit son ton, tu sais que je ne veux que ton bien. Et celui de Lucas. Mais ta femme elle ny arrive pas. Regarde la réalité en face !
Je ny arrive pas ?! Nathalie sentit les larmes lui monter aux yeux. Je travaille à plein temps, je moccupe de la maison, jélève notre fils, je prépare ces fichus repas que tu critiques toujours ! Que dois-je faire de plus ?!
Nathalie, calme-toi, Serge tenta de lui prendre la main, mais elle se dégagea.
Non, Serge, ça suffit ! Elle regarda les invités. Six ans que je supporte. Six ans à essayer de plaire à ta mère. Et en retour ? Des insultes devant des invités et des menaces de me prendre mon fils !
Personne ne te prendra Lucas, commença Serge, mais elle linterrompit :
Alors que veut dire ta mère ? « Tu nes plus la maîtresse ici », « je prends les rênes » explique-moi !
Antoinette pinça les lèvres :
Je veux simplement que mon petit-fils ait une bonne éducation. Toi, tu échoues. Regarde comme tu te comportes tu cries devant lenfant, tu fais des scènes
Nathalie sentit quelque chose se briser en elle. Des années de critiques, dhumiliations la coupe était pleine. Elle ôta calmement son tablier, le posa sur la table et regarda Serge :
Choisis, Serge. Tout de suite. Ta mère et ses « rênes », ou moi et notre famille. Il ny a pas dautre option.
Nathalie, pas dultimatum, bredouilla-t-il, perturbé. Calmons-nous et parlons comme des adultes
Je suis parfaitement calme, répondit-elle, et cétait vrai. La colère avait laissé place à une étrange sérénité. Jattends ta décision.
Vincent et Lucie échangèrent un regard gêné. Valéry observait sa femme, mi-surpris, mi-déçu. Lucas, effrayé par la dispute, sanglotait dans un coin.
Serge, Antoinette posa une main sur lépaule de son fils, ne la laisse pas te manipuler. Nous sommes une famille. Le sang est plus épais que leau.
Oui, maman, dit Serge avec fermeté, repoussant sa main. Nous sommes une famille. Moi, Nathalie et Lucas. Et je te demande de texcuser auprès de ma femme.
Antoinette recula, comme frappée :
Quoi ? Mexcuser ? Pourquoi ?
Pour ce que tu as dit, Serge se plaça aux côtés de Nathalie, lui prenant la main. Cest notre maison, et Nathalie en est la maîtresse. Et personne ni toi ni qui que ce soit na le droit de lui dicter comment vivre ou élever notre fils.
Nathalie le regarda, surprise. En six ans, elle ne lavait jamais vu tenir tête à sa mère avec autant de détermination.
Serge ! Antoinette suffoqua. Tu la choisis au détriment de ta propre mère ?
Je choisis ma famille, répondit-il calmement. Et si tu veux en faire partie, tu devras respecter ma femme. Sinon, nous devrons limiter nos contacts.
Antoinette chercha du soutien autour delle, mais ne trouva que des regards gênés. Même Valéry semblait désapprouver.
Très bien, déclara-t-elle enfin, les lèvres pincées. Je vois que je suis de trop. Valéry, nous partons.
Antoinette, ne veux-tu pas texcuser ? suggéra doucement Valéry. Tu as été injuste envers Nathalie.
Toi aussi ? Antoinette attrapa son sac. Des traîtres, vous êtes tous des traîtres ! Vincent, tu viens avec nous ou tu restes avec eux ?
Vincent toussota, gêné :
Euh maman, Lucie et moi, on voulait rester pour le dessert. Nathalie a promis un cheesecake spécial
Ce fut la goutte de trop. Antoinette partit dignement, lançant sur le seuil :
Je tappellerai demain, Serge. Quand tout le monde sera calmé.
Une fois la porte refermée, le silence sinstalla. Nathalie le rompit la première :
Lucas, viens ici, mon chéri.
Lenfant se précipita dans ses bras, et elle le serra fort :
Tout va bien. Mamie était juste un peu fâchée, mais elle taime. Et personne ne partira, je te le promets.
Lucas renifla :
Vraiment ? Je reste avec vous ?
Bien sûr, Serge saccroupit près de lui. Tu seras toujours avec nous. Et on ira voir mamie quand tu voudras. Daccord ?
Lenfant hocha la tête, rassuré.
Bon, Nathalie se tourna vers les invités, qui veut du cheesecake ?
Vincent et Lucie sourirent, soulagés. Latmosphère se détendit peu à peu.
Plus tard, quand les invités furent partis et Lucas endormi, Nathalie et Serge burent un thé dans la cuisine, discutant à voix basse.
Merci, murmura-t-elle, le regardant avec gratitude. Davoir pris mon parti.
Jaurais dû le faire depuis longtemps, il secoua la tête. Cest juste quand on a passé sa vie à céder, cest dur de sopposer. Surtout à sa mère.
Je comprends, elle posa sa main sur la sienne. Mais aujourdhui, tu as été le vrai chef de famille. De notre famille.
Tu crois que maman nous pardonnera ? demanda-t-il, inquiet.
Bien sûr, elle sourit. Pas tout de suite, mais oui. Surtout si elle voit que ses manipulations ne marchent plus.
Et maintenant ? il soupira. On garde juste nos distances ?
Non, elle secoua la tête. On fixera des limites. Clairement. Ta mère fera toujours partie de notre vie, mais elle devra respecter nos choix. Et moi, je la respecterai aussi.
Serge sourit et serra sa main plus fort :
Tu sais, je suis presque content que ça se soit passé comme ça. Comme si un poids était tombé.
Moi aussi, avoua-t-elle. Jai eu peur de cette confrontation pendant six ans, mais elle était nécessaire. Parfois, il faut aller jusquau bout pour clarifier les choses.
Ils restèrent ainsi longtemps, parlant de tout et de rien, se redécouvrant. Quelque chose avait changé ce soir dans leur famille quelque chose de brisé, mais aussi de nouveau, de plus solide.
Et le lendemain matin, Valéry appela pour dire quAntoinette sexcusait et souhaitait parler quand ils seraient prêts. Mais ça, cest une autre histoire.







