**Journal dun père**
Je suis tombé sur le journal de ma fille, où elle écrivait quelle me détestait.
Non, mais regarde-moi ça ! Elle revient ! Et quel est ce truc dans ton nez, si je peux me permettre ?
Élodie était plantée dans lentrée, les bras croisés. Sa voix, dordinaire douce, vibrait dindignation. Clémence, seize ans, retirait lentement ses baskets, évitant le regard de sa mère. Dans son aile du nez, un petit clou à pierre brillait comme un œil moqueur.
Cest un piercing, maman. Tout le monde en porte.
Tout le monde ? Qui ça, « tout le monde » ? Ta nouvelle copine Justine, avec ses dix trous aux oreilles ? Et tu sais ce que je pense de cette fille !
Justine est super ! Tu ne la connais même pas ! Clémence releva enfin la tête. Ses yeux brillaient de larmes furieuses. Et je nai pas besoin de ta permission. Cest mon corps.
Ton corps ?! Élodie savança. Tant que tu vis sous mon toit, avec mon argent, ce corps est ma responsabilité ! Tu imagines sil sinfecte ? Le tétanos, tu connais ? Où est-ce que tu as fait ça, dans une cave avec une aiguille rouillée ?
Dans un salon, sérieux ! Tout était stérile ! Tu dramatises toujours tout !
Moi, je dramatise ? Je tattends jusquà minuit, tu ne réponds pas à ton portable ! Jappelle les hôpitaux, la police ! Et toi, tu étais en train de te faire embellir ? Enlève-moi cette horreur !
Non ! Clémence se redressa, presque aussi grande que sa mère. Cest ma vie, et je décide de mon apparence ! Tu détestes tout ce que jaime : ma musique, mes amis, mes vêtements !
Parce que ça ne mène nulle part ! la voix dÉlodie se brisa. Tu dois étudier, entrer à la fac, pas te défigurer et traîner on ne sait où !
Clémence repoussa sa mère et se précipita dans sa chambre.
Je te déteste ! lança-t-elle avant de claquer la porte si fort que les assiettes dans le buffet tremblèrent.
Élodie resta immobile dans le silence de lentrée. Le mot « déteste » résonnait dans ses oreilles. Elle se colla au mur, les jambes flageolantes. Pourquoi ? Elle faisait tout pour elle. Deux jobs pour lui offrir le meilleur : des vêtements comme les autres, des cours particuliers, des vacances à la mer. Elle avait sacrifié sa vie sentimentale après le départ de son mari, se consacrant entièrement à sa fille. Et voilà sa gratitude. « Je te déteste. »
Elle alla à la cuisine, mit la bouilloire en pilote automatique. Des images défilaient : Clémence petite, avec des bonnets gigantesques, lui tendant ses mains confiantes ; Clémence en CP, fière avec son bouquet de glaïeuls ; Clémence lui murmurant : « Maman, tu es la meilleure. » Où était passée cette enfant tendre ? Quand sétait-elle transformée en ce hérisson irritable ?
Le lendemain, samedi. Élodie prépara le petit-déjeuner. Clémence refusa de sortir.
Clém, viens manger. Ça va refroidir.
Silence.
Ma puce, tu mentends ?
Jai pas faim.
Élodie mangea seule, lava la vaisselle. Le silence pesait comme une chape. Dhabitude, elles rangeaient ensemble, faisaient les boutiques ou regardaient un film. Aujourdhui, lappartement était glacial.
Elle décida de nettoyer pour soccuper lesprit. Il ne restait que la chambre de Clémence. Elle frappa.
Je passe la serpillière. Ouvre.
La porte sentrouvrit. Clémence, dos tourné, écoutait de la musique. Élodie entra, balai à la main. La chambre était en désordre : vêtements épars, livres empilés, croquis. Sous le lit, quelque chose attira son regard. Un journal rose avec un cadenas. Elle lavait offert lannée dernière. Clémence avait ri : « Qui écrit encore des journaux intimes ? » Apparemment, elle.
Le cœur battant, Élodie résista. Cétait ignoble. Mais ce mot, « déteste », la brûlait. Elle devait comprendre.
Elle finit le ménage et sortit. Le soir, Clémence partit chez Justine. Élodie attendit puis entra dans sa chambre, tremblante comme une voleuse. Le cadenas céda avec un trombone.
Les pages défilèrent : des notes sur le lycée, des chansons de groupes inconnus. Puis, une entrée datée de la semaine dernière :
« Tante Sophie est encore venue. « Élodie, tu es une héroïne délever seule une telle fille ! Clémence est si brillante, ta fierté ! » Jai souri bêtement. « La fierté de maman. Un projet. Ai-je le droit dexister pour moi ? »
Élodie sentit ses doigts glacer. Elle tourna la page. Un mois plus tôt :
« Maman a hurlé parce que je suis rentrée tard. Puis elle a pleuré, disant quelle était seule, quelle avait peur. Son coup classique. Je me sens coupable. Comme si je lui devais ma vie. »
Un nœud se forma dans sa gorge. Clémence voyait-elle sa peur comme de la manipulation ?
Puis, la page de la dispute. Une écriture rageuse :
« Je la déteste. Elle étouffe mon existence. Cette connerie de piercing Cétait important pour moi. Elle na même pas demandé pourquoi. Elle décrète que cest mal. Je veux fuir. Je veux respirer. Je hais son amour. Je hais ses sacrifices. Je la hais. »
Élodie referma le journal, secouée de tremblements. Ce monde où elle croyait être une mère aimante sécroulait. Elle nétait quune geôlière.
Clémence rentra plus tard.
Maman ? Tout va bien ?
Élodie leva un visage ruiné.
Juste un mal de tête.
Prends un Doliprane.
La nuit fut blanche. Le lendemain, elle appela sa meilleure amie, Sandrine.
Sandrine Jai trouvé le journal de Clémence. Elle me hait.
Sandrine écouta, puis soupira.
Élo, tu létouffes. À seize ans, on se rebelle. Rappelle-toi nos cheveux violets, nos concerts interdits. Elle ne te déteste pas. Elle déteste ta façon daimer. Donne-lui de lair.
Les semaines suivantes furent un apprentissage. Élodie mordit sa langue quand Clémence partait avec Justine. Un soir, elle demanda :
Tu écoutes quoi ?
Clémence, méfiante, lui tendit un écouteur. Une musique brutale jaillit. Élodie écouta.
Cest intéressant. Ça parle de quoi ?
La surprise de Clémence se mua en explications passionnées. Pour la première fois, elles parlaient vraiment.
Un autre jour, Élodie sarrêta devant ses croquis de costumes.
Cest beau. Tu as du talent.
Clémence rougit.
Peu à peu, les épines tombèrent. Un soir, attablées dans la cuisine :
Maman Je veux faire un BTS design de mode.
Autrefois, Élodie aurait refusé. À la place, elle sourit.
On va préparer ton portfolio.
Clémence la regarda, incrédule.
Tu es sérieuse ?
Tu as le droit dêtre heureuse à ta façon.
Des larmes brillèrent. Clémence lenlaça.
Merci, maman.
Élodie serra sa fille, respirant son parfum. Ce journal maudit lui avait tout pris. Et tout donné. La chance dapprendre à aimer sans étouffer.
**Leçon :** Lamour ne doit pas être une cage. Parfois, il faut lâcher prise pour ne pas tout briser.







