**Journal intime 15 novembre**
Aujourdhui, grand-mère Odette a eu des vertiges. Le médecin des urgences, arrivé en trombe, a préféré ne pas prendre de risques et la emmenée à lhôpital de Lyon. Là-bas, on lui a clairement expliqué quà son âge, courir les théâtres avec ses amies octogénaires était tout simplement indécent. La mort nest plus très loin, et il serait plus convenable de laccueillir dans son lit plutôt quen pleine partie de belote chez une copine.
Grand-mère a décidé de mourir avec élégance et réflexion. Dabord, elle a acheté une montagne de médicaments, alignés fièrement sur sa table de nuit. Lair sest aussitôt imprégné dune persistante odeur de valériane. Ensuite, elle nous a tous mobilisés, exigeant que nous sacrifions temps et nerfs pour laccompagner dans ce cérémonial de la fin. Elle capricieuse, réclamant de nouveaux remèdes, convoquant tantôt le médecin, tantôt le notaire.
Maman, épuisée, tentait de satisfaire ses moindres désirs tout en lui répétant quil était trop tôt pour mourir. En réponse, grand-mère roulait des yeux et demandait quon lui verse encore un peu de valériane.
Puis, un jour, son amie denfance, Jacqueline, est arrivée. Dieu merci, jétais là pour assister à la scène.
« On dit que tu tapprêtes enfin à mourir, a-t-elle lancé de sa voix rauque. Admirable initiative. Quelquun doit bien se sacrifier pour explorer lau-delà. Mais dis-moi franchement : tu comptes vraiment te présenter dans cet état-là ? »
Grand-mère a grogné quelle sen moquait bien, de son apparence dans le cercueil.
« Toi, peut-être, mais moi, je devrai regarder cette horreur ! Et pire, lembrasser ! Que diront les gens ? Ils croiront assister à des obsèques distinguées, alors quon les aura bernés. Je ne pourrai jamais les regarder en face ! »
« Et les gens, quest-ce quils viennent faire là-dedans ? » a protesté grand-mère.
« Parce quils viendront pensant enterrer lamie de Jacqueline, et Jacqueline ne fréquente pas nimporte qui. Sils te voient dans cet état, ils croiront quon leur a substitué un cadavre douteux ! Et cette montagne de médicaments, cest pour quoi ? Tu veux tempoisonner ? »
« Jessaie de soulager ma souffrance », a tenté de défendre grand-mère.
« Tu réussiras surtout à détruire ton foie et un foie malade donne un teint déplorable. Tu veux que les gens senfuient en hurlant devant ton cercueil ? »
Grand-mère a réfléchi et a admis quun teint frais serait plus convenable. Jacqueline la encouragée et lui a proposé une promenade pour se mettre des couleurs. Bouche bée, jai regardé ma grand-mère, qui agonisait encore hier, se traîner vers la douche quelle refusait depuis trois semaines.
Pendant ce temps, Jacqueline, le nez plissé, ma ordonné de changer les draps (« Ils puent la mort, ma chérie ! ») et de préparer deux tasses de café bien serré, agrémenté dune généreuse rasade de cognac cinquante grammes, pas moins. « Cest excellent pour le moral et les nerfs. Et dans un cercueil, autant avoir lair reposé. »
Son amie sest tant investie dans les préparatifs des obsèques quelle a passé deux semaines à coacher grand-mère. Ensemble, elles ont visité le coiffeur, lesthéticienne, le masseur. Elles ont fait les boutiques, achetant des accessoires indispensables pour lau-delà : un chapeau à voilette, des gants, du parfum.
Désormais, grand-mère est sereine : ses funérailles seront impeccables. Et pour patienter, elle a repris ses parties de belote, ses pique-niques et ses virées entre copines. « Si la mort me veut, quelle vienne me chercher », dit-elle en riant.
Pour linstant, la Camarde semble paresseuse sans doute parce que le teint de grand-mère nest pas encore assez éclatant.







