Geneviève tournait distraitement entre ses doigts une feuille de papier : une demande de test ADN pour Julie. Pourquoi ? Qui pouvait bien en avoir besoin ? Ses vrais parents l’auraient-ils retrouvée ? Alors pourquoi ne pas être venus en personne, pourquoi ne pas avoir parlé ? Les questions s’accumulaient. Les réponses, elles, se faisaient désespérément attendre.
« Maman, tu fais quoi ? » Julie lui toucha lépaule. « Je tappelle depuis cinq minutes, tu réponds même pas. »
« Je réfléchissais. »
« Cest qui, le courrier ? »
« Rien dimportant. » Geneviève glissa vivement la lettre dans la poche de son tablier. « Jai cueilli un seau de groseilles. Elles sont sucrées, cette année. Jai rempli le réservoir deau, jarroserai le potager ce soir. Tas besoin dautre chose ? On va à la rivière avec les copines, il fait une chaleur de four. »
Perdue dans ses pensées, elle répondit machinalement :
« Allez-y, mais faites gaffe, hein ? »
Julie attrapa deux chaussons aux pommes encore tièdes, empoigna sa serviette et fila comme une flèche.
Geneviève avait besoin de prendre lair. Elle sortit, sassit sur les marches du perron. « Quest-ce que je fais ? Demain, cest lanniversaire de Julie. Quel cadeau… Pas étonnant que je naie pas dormi de la semaine. »
Une voiture haut de gamme ralentit dans la rue et sarrêta devant le portillon. Une femme élégante, la soixantaine bien assumée, en sortit.
« Bonjour, je cherche Geneviève Lefèvre. »
Le cœur de Geneviève se serra. Elle sentit aussitôt le lien entre cette visiteuse et la lettre.
« Cest moi. »
« Puis-je vous parler ? Je mappelle Marguerite de La Roche. »
« Mais entrez donc ! » Geneviève linvita à la suivre, tout en jetant un œil inquiet au chauffeur qui sortait une valise du coffre.
« Bertrand, vous êtes libre jusquà… » Marguerite consulta sa montre en or, « …15 heures. Je vous appellerai si besoin. »
« Allez vous baigner à la rivière, proposa Geneviève dans un élan dhospitalité. Prenez le sentier là-bas, cest à cinq minutes. Je vous prête une serviette. Et garez donc la voiture sous les tilleuls, il fait trop chaud au soleil. »
Marguerite sassit dans la cuisine tandis que le chauffeur partait. « Vous permettez ? »
« Bien sûr ! » Geneviève essuya dun geste nerveux des miettes invisibles sur la table. « Je vous fais un thé ? Jai de la verveine du jardin. »
Elle mit la bouilloire sur le feu, puis se retourna. Marguerite fixait la grande photo de Julie accrochée au mur. Quand leurs regards se croisèrent, la visiteuse avait les yeux brillants de larmes.
« Cest Madeleine. Je lai retrouvée. »
Les jambes de Geneviève flanchèrent. Elle saffala sur une chaise pour ne pas tomber.
« Cest Julie ! Vous entendez ? Julie ! » Sa voix se brisa. Elle cacha son visage dans ses mains et éclata en sanglots.
Marguerite sapprocha, lui caressa le dos.
« Je ne viens pas vous lenlever. Juste partager sa vie. Calmez-vous… » Elle prit Geneviève dans ses bras. « Nous devons parler sérieusement. »
Elle sassit en face delle, lui prit les mains.
« Racontez-moi comment elle est arrivée ici. Je sais quelques bribes, mais pas tout. »
Geneviève plongea son regard dans celui de Marguerite des yeux immenses et tristes, où se lisait une douleur ancienne.
« Je lai trouvée en bordure de forêt, alors que je cherchais ma chèvre égarée. » Sa voix tremblait. « Ça fera douze ans demain. On célèbre toujours son anniversaire ce jour-là. Elle était trempée, couverte de boue, serrant contre elle une peluche tout aussi sale. Une oursonne. Jai cru dabord à un sac plastique… »
Geneviève tordait une mèche de cheveux autour de son doigt.
« La pauvre petite ne tenait même pas debout. Elle navait plus la force de pleurer. Je lai portée jusquici. Après un bon repas, elle sest endormie. »
Le souvenir la fit frissonner.
« Jai envoyé le fils des voisins prévenir linfirmière et la mairie pour quon alerte la gendarmerie. Quand linfirmière est arrivée, la petite sest cramponnée à moi comme si sa vie en dépendait. Elle avait deux ans, en bonne santé mais affamée. »
La bouilloire commençait à siffler doucement, mais aucune des deux femmes ny prêta attention.
« Le gendarme a dressé un procès-verbal, noté les détails. Il a dit quaucune disparition denfant navait été signalée dans le coin. Trois jours plus tard, des voisins sont venus avec des vêtements, des jouets. Mais elle ne lâchait jamais son ourson. Je les ai lavés ensemble. »
Geneviève marqua une pause. Marguerite attendait patiemment.
« Elle ne me quittait plus. Réclamait sans cesse à manger. Linfirmière mavait dit de lui donner peu, mais souvent. Pendant un an, Julie a caché des morceaux de pain partout. Je lai appelée Julie parce que je lai trouvée en juillet. »
Elle sourit malgré elle.
« Dabord elle a marché, puis couru. Elle dormait dans mon lit, hurlait souvent en rêve. Mais elle ne parlait pas. »
Geneviève reprit son souffle.
« Quand les services sociaux sont venus un mois plus tard, elle mappelait déjà maman. Ils nont pas pu larracher de mes bras. Ils ont laissé un ordre de placement, sans date limite. Jétais dévastée. La mettre à lorphelinat ? Jy avais été, je savais ce que cétait. »
Marguerite lui serra la main. On devinait quelle brûlait de poser une question.
« Jai voulu ladopter, mais on ma opposé mon célibat. Alors, par désespoir, jai proposé à un garçon du village : Épouse-moi, cest pour les papiers. On a divorcé une fois ladoption finalisée. Mais la vie en a décidé autrement. On est toujours ensemble, heureux. »
Apaisée par lécoute attentive de Marguerite, Geneviève demanda :
« Vous vouliez me poser une question ? »
« Oui, ma chère. Comment êtes-vous arrivée à lorphelinat, vous ? »
« Mes parents sont morts dans une expédition. Ils étaient volcanologues. » Geneviève se leva pour retirer la bouilloire du feu, mais oublia aussitôt son geste. « Javais huit ans. Jétais en vacances chez ma grand-mère ici. On a refusé la garde à ma famille prétextes bidons. Appartement vendu juste avant leur mort… Une sombre histoire. »
Marguerite observait Geneviève. « Je ne me suis pas trompée, cest une bonne personne », pensa-t-elle.
« On ma placée loin de Paris, mais pas trop de ma grand-mère. Je fuguais souvent. Le directeur de lécole a arrangé les choses pour que je vive chez elle officieusement. Trois ans plus tard, les papiers sont enfin arrivés. »
Geneviève sursauta :
« Mais je vous laisse sans thé ! Jai aussi des madeleines sorties du four ce matin. »
« Jai apporté des gourmandises. » Marguerite sortit des boîtes élégantes. « Chocolats, biscuits… »
« Cest trop gentil. Mais… vous êtes qui, pour Julie ? »
« Sa grand-mère. »
Geneviève se rassit lourdement.
« Vous avez dit que vous ne la reprendriez pas ? »
« Non, ma chérie. Elle a assez souffert. » Marguerite prit des comprimés. « Un verre deau, sil vous plaît ? »
« Vous êtes malade ? »
« Plus que je ne le voudrais. » Un silence. « Vous devez vous demander comment je vous ai trouvée. Un détective privé. Toutes les pistes menaient ici. En vous rencontrant, je sais que Madeleine Julie doit rester avec vous. Mais jaimerais minstaller près delle. »
Geneviève regarda les photos que Marguerite sortit : Julie, bébé, ressemblait trait pour trait à sa fille.
« Comment lui annoncer ? »
« On a de la visite ? Bonjour ! Quest-ce que tu veux me dire ? Et votre bouilloire, elle est en train de cramer ! »
Julie était entrée sans bruit. Marguerite devint livide, une main sur le cœur.
« Julie, cest… ta grand-mère », balbutia Geneviève.
« Grand-mère ? » La fillette dévisagea Marguerite. « Grand-mère ! Je savais que tu me retrouverais ! Cest toi qui mas offert Nounours ! »
Elles sétreignirent en pleurant. Beaucoup restait à organiser, mais une chose était sûre : Marguerite avait retrouvé bien plus quune petite-fille.
Et dans la cuisine, la bouilloire continuait de siffler…







