Margaux subissait les critiques de sa belle-mère depuis vingt ans, mais ses derniers mots la glacèrent deffroi.
Il ne fallait pas lui crier dessus comme ça, Margaux. Elle est âgée, soupira Antoine en reposant sa tasse sur la table avec un regard coupable.
Âgée ? Et quand elle mempoisonnait lexistence, elle était jeune peut-être ? rétorqua Margaux en se retournant brusquement vers la fenêtre. Vingt ans, Antoine ! Vingt ans que jendure ses caprices !
Mais maintenant, elle est malade
Malade ! Margaux éclata dun rire amer. Malade quand ça larrange. Mais pour insulter la voisine Élodie ou me casser les pieds, là, elle a toute sa santé !
Antoine termina son thé en silence. Il était las de ces querelles incessantes entre sa femme et sa mère. Chaque jour, la même rengaine. Sa mère lançait une pique, Margaux senflammait, puis les portes claquaient et les mots blessants fusaient.
Quest-ce quelle ta dit, au juste ? demanda-t-il, bien quil sût quil valait mieux ne pas poser la question.
Margaux ferma les yeux comme pour puiser du courage.
Elle a dit que jétais une mauvaise ménagère. Que ma soupe était immangeable, que la maison était sale, que les enfants étaient mal élevés. Et puis elle a ajouté que je ferais bien de minspirer de Sophie, la femme de ton frère. Elle, au moins, sait cuisiner et tenir un intérieur.
Maman, elle elle a toujours besoin de tout contrôler.
Besoin ! La voix de Margaux se brisa. Et moi, je nai pas de besoins ? Je nai pas besoin, après le travail, de préparer le dîner, de faire la lessive, le ménage ? Je nai pas besoin dentendre chaque jour que je ne vaux rien ?
Antoine se leva pour lembrasser, mais elle se déroba.
Tu sais ce quelle ma dit pour finir ? Margaux essuya ses larmes avec la manche de son peignoir. Que même après ta mort, je resterais seule. Parce que personne ne voudrait dune femme comme moi.
Antoine demeura figé, les bras tendus.
Elle na pas dit ça
Si ! Mot pour mot ! Et puis elle a claqué la porte si fort que le plâtre sest fissuré.
Des pas résonnèrent dans le couloir. La porte grinça doucement, et Camille, dix ans, apparut dans lencadrement.
Maman, mamie est partie ? Elle ne ma même pas dit au revoir, murmura la fillette en enlaçant sa mère.
Oui, ma chérie. Elle est rentrée chez elle, répondit Margaux en caressant les cheveux de sa fille.
Pourquoi vous vous disputez encore ? Ça me fait peur quand vous criez.
Margaux saccroupit pour regarder Camille dans les yeux.
Pardonne-nous, mon soleil. Les grandes personnes ont parfois du mal à sentendre. Mais ça ne veut pas dire quon ne saime pas.
Mamie ne taime pas, déclara soudain Camille. Elle est toujours en colère contre toi. Et ça me rend triste pour toi.
Margaux serra sa fille contre elle, les larmes coulant de nouveau.
Va faire tes devoirs, ma puce. Papa et moi avons besoin de parler.
Une fois Camille partie, Antoine sassit près de sa femme.
Margaux, je vais parler à maman. Je lui expliquerai
Quest-ce que tu vas lui expliquer ? demanda-t-elle, épuisée. Tu lui expliques depuis vingt ans. Ça ne change rien.
Alors, que veux-tu faire ?
Margaux resta silencieuse, contemplant ses mains. Ces mains qui avaient lavé la vaisselle, repassé les vêtements, préparé des milliers de repas. Ces mains qui travaillaient huit heures par jour à la boulangerie avant de soccuper du foyer. Et pourtant, sa belle-mère la traitait de mauvaise épouse.
Tu te souviens de notre rencontre ? demanda-t-elle soudain.
Antoine la regarda, surpris.
Bien sûr. À la fête de la musique, sur la place du village. Tu portais une robe bleue.
Bleu ciel, corrigea Margaux avec un sourire mélancolique. Je te trouvais si beau. Et ta mère ma détestée dès le premier jour.
Elle sinquiétait, cest tout
Arrête de la défendre, Antoine ! sexclama-t-elle. Elle ma détestée parce que je ne venais pas dune famille aisée. Parce que mes parents habitaient un petit appartement et que mon père travaillait comme plombier, pas comme ingénieur comme le tien.
Cétait il y a si longtemps
Vraiment ? Et notre mariage ? Ta mère a passé la soirée à faire la tête. Quand nous avons emménagé ici, elle ma immédiatement rappelé que cétait *sa* maison, avec *ses* règles.
Margaux se leva pour faire chauffer de leau.
Vingt ans, Antoine. Vingt ans à essayer de lui plaire. Cuisiner comme elle aime, nettoyer comme elle exige, élever les enfants selon ses conseils. Et en retour ?
Elle tapprécie
Elle me tolère, rectifia Margaux. Ce nest pas la même chose.
La bouilloire siffla. Margaux prépara le thé et se rassit.
Tu sais ce dont je rêve ? murmura-t-elle. Me lever le matin sans craindre son jugement. Rentrer du travail sans redouter une remarque sur la poussière. Offrir un gâteau aux enfants sans quelle me sermonne.
Margaux
Laisse-moi finir. Je veux vivre dans un foyer où je ne serai pas constamment critiquée. Où les enfants nentendront plus ces disputes.
Antoine lui prit la main.
Mais maman est seule. Qui soccupera delle ?
Et qui soccupera de moi ? rétorqua-t-elle, blessée. Quand jai eu une pneumonie, elle na même pas daigné mapporter une tisane. Par contre, elle exigeait son dîner parce que ma soupe ne lui convenait pas.
Cétait il y a cinq ans
Et il y a quatre ans, après mon opération. Et il y a trois ans, quand je me suis cassé le bras. Toujours, Antoine ! Toujours coupable de ne pas être à la hauteur.
On sonna à la porte. Antoine revint avec leur voisine, madame Lefèvre.
Bonsoir, Margaux ! dit-elle en refusant poliment le thé. Jai entendu que Geneviève était rentrée bouleversée.
Bouleversée, grommela Margaux.
Ne lui en veux pas, ma petite. Elle est âgée, malade. À son âge, le caractère saigrit.
Vous savez ce quelle ma dit aujourdhui ?
Madame Lefèvre écouta, puis hocha la tête.
Voyons, Margaux ! Geneviève a parlé sous le coup de la colère. Elle sait très bien quelle dépend de toi.
Elle le sait ? Alors pourquoi ne me montre-t-elle jamais de reconnaissance ?
Elle tadmire, mais ne sait pas lexprimer. Combien de fois ma-t-elle vanté ta cuisine, tes talents de mère ?
Margaux la regarda, stupéfaite.
Vraiment ?
Absolument ! Elle est fière de toi. Mais elle est trop orgueilleuse pour te le dire en face.
Alors pourquoi ces critiques constantes ?
Madame Lefèvre soupira.
Geneviève a toujours régné sur sa famille. Après la mort de son mari, elle a tout décidé seule. Puis tu es arrivée, jeune, belle. Antoine tadore. Elle a senti quelle nétait plus la femme







