Elle sen sortirait
Albane avait grandi dans un orphelinat, entourée dautres enfants comme elle et de surveillants. La vie navait jamais été douce, mais elle avait appris à se défendre et à protéger les plus petits. Son sens de la justice était aiguiséelle ne supportait pas quon maltraite les faibles. Parfois, elle en subissait les conséquences, mais elle ne pleurait pas. Elle savait quelle souffrait pour ce qui était juste.
Elle sappelait Albine depuis toujours, mais à lorphelinat, on lavait surnommée Albane. À peine eut-elle dix-huit ans quon la mit à la porte, livrée à une vie dadulte quelle devait affronter seule. Heureusement, elle avait déjà un métier : elle était apprentie cuisinière dans un café depuis quelques mois. On lui avait donné une chambre en cité universitaire, mais cétait un taudis.
À cette époque, elle fréquentait Vitalien, de trois ans son aîné, qui travaillait comme chauffeur de fourgon dans le même café. Rapidement, ils emménagèrent ensemble dans son studio, un héritage de sa grand-mère.
Albine, viens chez moi. Cette chambre est invivable, la serrure est cassée, il faut tout refaire, lui proposa-t-il. Elle accepta sans hésiter.
Vitalien lui plaisait parce quil était plus mûr. Un jour, ils parlèrent denfants, et il déclara :
Je ne supporte pas les morveux. Rien que du bruit et des emmerdes.
Vitalien fit-elle, choquée. Mais si cétait le tien ? Ton propre sang ? Comment peux-tu dire ça ?
Laisse tomber. Jai dit ce que je pensais, cest tout, rétorqua-t-il en haussant les épaules.
Ces mots la blessèrent, mais elle se dit quil changerait davis.
Albane travaillait dur au café. Elle remplaçait parfois Valentine, la cuisinière titulaire, quand celle-ci séchait pour cause de « migraine ». Tout le monde savait que ces migraines étaient dues à la bouteille.
Valentine, encore un écart et je te vire, menaçait le gérant, Maxime Léonide. Pourtant, il savait quelle était douéeles clients adoraient ses plats.
Tu as un sacré cordon-bleu, Max ! lui disaient ses amis.
Valentine tenait bon, sachant quon la gardait pour son talent. Elle voyait bien quAlbane apprenait vite et cuisinait avec passion. Maxime Léonide aussi lavait remarquée.
Un jour, Albane surprit une conversation entre le gérant et le chef de salle :
Je vire Valentine si elle sèche encore. Albine est jeune, mais elle a du potentiel. Elle nest pas gâtée, elle est sérieuse.
Oh, Maxime Léonide sintéresse à moi Mais pauvre tatie Val, cest dommage, pensa-t-elle. Elle décida de ne rien dire, même à Vitalien.
Le temps passa. Valentine finit par disparaître une semaine entière. Albane cuisina à sa place, et personne ne se plaignit. Quand Valentine revint, tremblante, les yeux cernés, Maxime Léonide la convoqua et la licencia.
À partir daujourdhui, tu es cuisinière, Albine. Tu as du talent, et de la marge pour progresser. Bonne chance.
Merci, murmura-t-elle, intimidée par la responsabilité.
Elle était ravie : le salaire était bon, et elle avait déjà son indépendance.
Je ferai de mon mieux pour mériter sa confiance.
Le soir, Vitalien arriva avec du champagne.
On fête ta promotion, Albane. Tu as réussi, hein ? fit-il avec un sourire narquois.
Ils vivaient ensemble depuis longtemps, mais il ne parlait jamais de mariage.
Albane travaillait dur, et le gérant la félicitait souvent. Elle avait un vrai don pour la cuisine. Avec Vitalien, ça faisait presque trois ans. Il ne buvait pas, était toujours au volant, et ne la maltraitait pas. Bien sûr, ils se disputaient parfois, mais ça ne durait jamais. Pourtant, il ne parlait pas de mariage. Elle y pensait, mais ne disait rien.
On vit ensemble depuis si longtemps Peut-être que si je tombe enceinte, il se décidera ?
Elle se souvenait de sa déclaration sur les enfants. Depuis, il nen avait plus reparlé. Elle comprenait : un bébé, cétait trop tôt. Elle venait à peine de sen sortir.
Un jour, elle comprit quelle était enceinte. Le médecin le confirma. Elle était heureuse.
Je nai personne, mais ce sera mon petit à moi, murmura-t-elle en caressant son ventre encore plat.
Quand Vitalien rentra, il la vit rayonnante.
Tu as lair contente. Quest-ce qui se passe ?
Une bonne nouvelle. Jai vu le médecin On va avoir un bébé.
Son visage se figea. Il regarda le sol et dit dune voix calme, presque monotone :
Je nen veux pas. Soit tu ten débarrasses, soit tu pars. Je tai prévenue : je déteste les enfants. À toi de voir.
Il ne criait jamais, mais son ton glaça Albane. Il navait jamais caché son aversion pour la paternité. Pourtant, elle avait espéré quil changerait davis. Elle le vit serrer les lèvres avant dajouter, dur :
Tu es une fille de lorphelinat. Où iras-tu, enceinte ? Réfléchis bien.
Le lendemain, après sa journée de travail, elle rentra, fit sa valise et partit pour la cité U. Sa chambre lattendait : porte écaillée, numéro 35 écrit au marqueur. Elle poussa la porteelle nétait même pas verrouillée.
Les gonds grinçèrent. Lodeur de poussière et dhumidité laccueillit. Le plafond sécaillait, une tache sombre dans un coin, des mouches mortes sur lappui de fenêtre crasseux.
Pas gai pensa-t-elle.
Un lit en fer, un matelas sale, une couverture tachée. Une table bancale, une chaise, une armoire écaillée avec une porte à moitié arrachée.
Elle posa son sac. Quelques vêtements, des livres, de la vaisselle. Elle passa une main sur son ventre.
On sen sortira.
Derrière le mur, un voisin ivre hurla des insultes. La porte claqua. Elle sursauta.
Bienvenue à la maison, Albane.
La cuisine commune était sordide : une vieille cuisinière, un frigo branlant, des cafards près de la poubelle.
De retour dans sa chambre, elle verrouilla la porte. Elle avait envie de pleurer, mais se ressaisit. Soudain, elle se sentit libre.
Où iras-tu ? lui avait dit Vitalien.
Eh bien, elle était là. Dans cette chambre minable, mais à elle. Elle nettoierait, elle sorganiserait. Elle navait pas peur du travail.
Elle était libre. Et elle nétait plus seule.
Elle sapprocha de la fenêtre. Les vitres étaient sales, mais elle les laverait. Il faisait gris dehors, lété était maussade.
On sen sortira. Parce quon na pas le choix.
Elle se mit au travail. Bientôt, la chambre était propre. Lair frais entrait par la fenêtre.
Bon, je vais acheter des draps, une couverture, de la vaisselle Et surtout, une nouvelle serrure.
Peu à peu, sa vie sorganisa. Oncle Pierrot, le bricoleur de la cité, installa la serrure. Il était gentil, toujours de bonne humeur.
Au café, un nouveau serveur, Timothée, la regardait souvent. Tout le monde savait quelle partirait bientôt en congé maternité.
Un soir, il la raccompagna. Par politesse, elle linvita à prendre un thé. Il accepta. Elle comprit quil était attiré par elle, mais elle avait peur. Elle était enceinte.
Pourtant, Timothée insista. Un jour, il avoua :
Albine, épouse-moi. Tu es seule, je suis seul. Ma grand-mère vit à la campagne, mais ici, je nai personne. Je taime. Et ton bébé aussi.
Mais Timothée fit-elle en montrant son ventre.
Ça sera mon enfant. Jadore les enfants. Jen veux plein.
Elle le compara à Vitalien. Ils étaient si différents. Timothée était chaleureux, attentif. Il travaillait dur. Elle accepta.
Quand vint le jour, Timothée lemmena à la maternité et attendit quelle donne naissance à leur fils. Il courut à la maison pour tout préparer : repeindre, monter le berceau, acheter une poussette.
Quand Albane revint, elle ne reconnut pas la chambre. Timothée avait tout arrangé. Des ballons multicolores flottaient partout.







