Tu ne nous es plus nécessaire» – Les enfants l’ont déclaré avant de partir

Tu ne nous es plus utile, ont dit les enfants avant de partir.

Maman, pourquoi tu fais encore ça ? On en avait déjà parlé ! Élodie rangeait les courses dans le placard avec agacement.

Ma chérie, je voulais juste taider. Je pensais que ça ferait plaisir à Lola et à Antoine si je tricotais un pull pour lhiver, répondit Jeanne en ajustant ses aiguilles à tricoter.

Lola a quatorze ans, maman. Elle ne mettra jamais un pull fait main, comprends-le enfin ! Les jeunes ont leur propre style maintenant.

Jeanne soupira, posant le pull rose inachevé sur la table. Une douleur sourde lui serra le cœur. Son cadeau était-il si mauvais ? Elle avait choisi un motif moderne, de la laine douce

Et quand viendrez-vous prendre le thé ? Je ferai une tarte aux pommes, comme Lola les aime.

Élodie claqua la porte du frigo un peu trop fort.

Maman, on na vraiment pas le temps pour ça. Lola révise pour le brevet, Antoine a un projet urgent, et moi, je travaille du matin au soir. On en a déjà discuté la dernière fois.

Oui, bien sûr, murmura Jeanne en lissant les plis de sa robe de maison. Je me disais juste peut-être dimanche ?

Non, coupa Élodie. Dimanche, on va à la maison de campagne des Martin. Cest lanniversaire de Théo, tu te souviens ?

Théo a seize ans déjà, sourit Jeanne. Comme le temps passe. Vous memmènerez avec vous ?

Élodie fronça les sourcils, comme si la question la prenait au dépourvu.

Maman, il ny aura que des jeunes. Tu tennuieras. Et la route est fatigante.

Je ne suis pas si fragile, rassura Jeanne. Et je peux faire un gâteau. Tu te souviens comme Théo aimait mon gâteau au miel ?

Ils ont commandé un gâteau en pâtisserie. Un truc moderne, avec une photo imprimée dessus.

Jeanne hocha la tête et reprit le tricot pour dissimuler sa déception. Ses enfants avaient grandi, ses petits-enfants aussi. Ils avaient leurs vies, où elle semblait avoir de moins en moins de place.

Élodie jeta un regard à sa montre.

Je dois y aller. Les courses sont rangées. Ne fais pas de riz, ça fait monter ta tension. Et noublie pas tes médicaments ce soir.

Merci, ma chérie. Jeanne laccompagna à la porte et tenta de lembrasser. Élodie se raidit, comme gênée, et sesquiva rapidement.

À plus, maman. Je tappellerai cette semaine.

La porte se referma. Jeanne resta immobile dans lentrée, écoutant les pas de sa fille séloigner. Puis elle retourna lentement dans le salon. Lappartement, autrefois plein de rires, lui sembla soudain trop silencieux.

Elle ouvrit le buffet, sortit un album photo. Là, Antoine et Élodie jouant dans le bac à sable. Là, en vacances à Biarritz, quand Pierre était encore vivant. Les rentrées scolaires, les mariages et les petits-enfants dans ses bras. Quand Lola était née, Jeanne avait pris sa retraite anticipée pour sen occuper. Antoine aussi, même si moins souvent les Martin se débrouillaient seuls.

Un coup de sonnette la sortit de ses souvenirs. Cétait Simone, sa voisine du dessous.

Jeanne, tu te rends compte ? Encore une coupure deau chaude sans prévenir ! Je peux venir prendre un thé ? Chez moi, impossible de faire la vaisselle.

Bien sûr, entre ! Jeanne sourit. Je comptais faire une tarte, mais à qui la servir maintenant

Élodie est passée ? Jai vu sa voiture.

Juste pour les courses. Toujours pressée, comme dhabitude.

Ils sont tous comme ça, souffla Simone. Pierre ne trouve jamais le temps… sauf quand il faut emmener les petits-enfants en vacances. Tu devrais insister pour les voir, au lieu de rester seule ici.

Jessaie mais ils ont toujours des projets.

Ne demande pas, annonce ! Dis : «Je viens samedi, je veux voir mes petits-enfants.» Point. Ils ne vont pas refuser leur mère, non ?

Jeanne ne répondit pas. Simone ignorait que la dernière visite impromptue avait valu à Jeanne une semaine de silence radio. «On avait des collègues dAntoine à dîner, et toi avec tes gâteaux»

Simone versa le thé, attrapa un bonbon.

Moi, jai décidé daller chez ma sœur à Lyon pour Noël. Là-bas, il y a de lanimation. Ici, cest quoi ? La télé et le réveillon seul.

Élodie ma promis de me prendre pour Noël, dit Jeanne. Ils fêtent toujours ça avec les Martin.

Si tu le dis répondit Simone, sceptique. Ils savent parler, mais quand il faut agir

Après son départ, Jeanne fit tout de même la tarte aux pommes. Petite, pour quatre parts. Une pour elle, deux pour les voisins, une pour demain.

Le soir, Antoine appela.

Maman, salut. Ça va ?

Très bien, mon chou. Élodie est passée aujourdhui. Et Sophie ? Et Théo ?

Tout va bien. Écoute, maman tu te souviens de la maison de campagne ?

Jeanne se raidit. La maison, héritage de Pierre, était à son nom. Un petit coin de paradis où ils passaient tous leurs étés. Depuis sa mort, elle y allait de moins en moins trop dur à entretenir seule.

Oui, je men souviens.

En fait on a une opportunité. Avec Sophie, on peut construire une plus grande maison, dans un meilleur coin. Mais il faut un apport. On pensait vendre la maison de campagne ? Tu ny vas presque plus de toute façon.

Jeanne serra le combiné. Elle ne sy attendait pas. Cette maison, cétait le dernier lien avec Pierre. La véranda quil avait construite, les pommiers quil avait plantés

Antoine, mais cest la mémoire de ton père. Et je pensais que peut-être les petits-enfants

Maman, coupa-t-il, impatient. Théo ny met jamais les pieds, il préfère ses jeux vidéo. Et la maison tombe en ruine. Autant vendre maintenant, tant quelle a encore de la valeur. On te donnera une partie, bien sûr.

Je vais y réfléchir.

Maman, il ny a pas à réfléchir. Loffre est bonne. Je passe te chercher demain à 10h pour signer les documents, daccord ?

Le lendemain, Antoine vint, étrangement attentionné. En route chez le notaire, il parla avec enthousiasme de la nouvelle maison, de la chambre damis spacieuse.

Tu pourras venir tous les week-ends, maman. Lair est pur, cest bien mieux que notre vieille maison près de la route.

Jeanne écouta en silence. Elle savait quaucun week-end ne lui serait offert. Mais contredire son fils lui était insupportable.

Chez le notaire, elle signa. Un jeune homme en costume parlait taxes et délais, mais elle nécoutait pas. Elle revoyait la terrasse où ils buvaient le thé avec Pierre, regardant le coucher de soleil.

Parfait ! Antoine rayonnait en sortant. Largent arrivera après-demain. Ta part ira directement sur ton compte.

Merci, mon chéri. Elle tenta de sourire. Tu nes pas pressé ? On pourrait prendre le thé ? Jai fait une tarte hier.

Antoine consulta sa montre.

Désolé, maman. Rendez-vous dans une demi-heure. Une autre fois, peut-être.

Il la déposa devant son immeuble et partit avec un geste de la main. Jeanne monta lentement. La porte den face souvrit sa voisine, madame Lefèvre, passa la tête.

Jeanne, cette tarte dhier un délice ! Tu me donnes la recette ? Mes petits-enfants viennent ce week-end.

Jeanne sourit. Au moins, quelquun appréciait sa cuisine.

Quelques jours plus tard, Élodie appela, excitée.

Maman, tu ne décroches jamais ! Jai essayé sur le fixe.

Jétais sortie, ma chérie.

Ah, bon. Écoute, maman, grande nouvelle ! Antoine a eu une proposition à Montréal, pour au moins trois ans. Salaire doublé, logement fourni. On a décidé daccepter.

Jeanne sassit, les jambes coupées.

Montréal ? Mais cest si loin

Trois heures davion, cest rien. On reviendra pour les fêtes.

Et Lola ? Son collège, ses amis

Cest une chance pour elle ! Là-bas, il y a un lycée avec option sciences-po, elle qui veut faire médecine. Tout sarrange parfaitement.

Vous partez quand ? Jeanne sefforçait de paraître calme.

Dans quinze jours. On règle les papiers, les valises Pas une minute à nous ! Mais on viendra te dire au revoir.

Les deux semaines passèrent en un éclair. Jeanne attendit en vain leur visite. Le jour du départ, personne ne vint.

Finalement, la veille du vol, on sonna. Élodie et Antoine, seuls. Lola restait dans la voiture migraine. Ils restèrent une demi-heure, refusèrent la tarte régime.

Maman, on ta acheté un téléphone simple, dit Élodie en sortant une boîte. On appellera en vidéo. Et tiens elle tendit un papier les numéros de mes amies ici, Camille et Léa. Si tu as besoin, appelle-les.

Et Antoine

Antoine est à lautre bout de la région, tu le sais. Mais ne tinquiète pas, elles sont fiables.

En partant, Élodie létreignit plus fort que dhabitude.

Reste en bonne santé, daccord ? Ça nous rassurera.

Le soir même, Antoine appela.

Maman, on emménage demain dans la nouvelle maison. Tellement de choses à faire Sophie dit quon ne pourra pas recevoir tout de suite. Ne sois pas fâchée, hein ? Dès quon sera installés, on tinvite.

Bien sûr, mon chéri. Je comprends.

Les jours passèrent, silencieux. Élodie appelait une fois par semaine, brièvement. Antoine, presque jamais trop occupé. Les petits-enfants ? Toujours pris cours, sport, amis.

Jeanne tenta de combler le temps. Elle sinscrivit à la bibliothèque, rejoignit un club de poésie. Fit de nouvelles connaissances des retraités solitaires comme elle.

Un soir, en rentrant, le téléphone sonna. Élodie.

Maman, salut. Ça va ?

Très bien. Je reviens de la lecture de poèmes. Jai même partagé un de mes textes. Tout le monde a aimé.

Super, répondit Élodie, distraite. Écoute, une opportunité incroyable On propose à Antoine un poste à Montréal. Imagine ? Lola pourrait étudier dans une vraie université occidentale.

Jeanne sentit un froid lenvahir.

Maman ? Tu mentends ?

Oui, ma chérie. Montréal, cest très loin.

Mais les opportunités là-bas ! Cest presque sûr. On partirait dans trois mois.

Et moi ? murmura Jeanne.

Comment ça ?

Je serai toute seule. Antoine ne mappelle presque plus. Et maintenant toi

Maman, ne recommence pas ! Tu nes plus une enfant. On a nos vies, tu as la tienne. On ne va pas refuser ça parce que tu tennuieras.

Je comprends. Mais je pourrais venir avec vous ?

Un silence.

Maman, impossible. Les visas, lespace Et tu ne parles pas anglais. Comment ferais-tu ?

Je pourrais apprendre

Maman, soupira Élodie. Tu as soixante-sept ans. Reste ici, avec ta retraite, tes amies. Là-bas, tu serais perdue.

Jeanne retint ses larmes.

Oui, tu as sûrement raison.

Bon, on na rien décidé encore. Je te tiens au courant.

Une semaine plus tard, Antoine appela, sec.

Maman, on a discuté avec Élodie Tu sais quils partent à Montréal. On pensait et si tu louais ton appartement ? Un revenu supplémentaire. Tu pourrais aller en maison de retraite. Les établissements sont bien maintenant. Repas, soins, activités.

Une maison de retraite ? Jeanne ne croyait pas ses oreilles.

Ne taffole pas. Un bel endroit, avec des gens de ton âge. Tu ne serais plus seule.

Et mon appartement ?

On le louerait. Une partie paierait la maison, le reste irait sur ton compte.

Jeanne ferma les yeux. Voilà. Ils voulaient la mettre en maison de retraite pour libérer lappartement.

Antoine, je ne veux pas y aller. Je veux rester chez moi.

Maman, réfléchis ! Là-bas, tu serais mieux. Et ici, si tu tombes ?

Je me débrouille très bien.

Ne sois pas têtue. On pense à toi.

Non. Vous pensez à mon appartement.

Quoi ? soffusqua-t-il. On sinquiète pour toi ! Élodie part, moi je suis loin. Qui soccupera de toi ?

Je moccuperai de moi-même.

Tu compliques tout, comme toujours. Je rappellerai demain.

Il ne rappela ni le lendemain, ni le surlendemain. Jeanne tenta de le joindre. Sophie répondit, sèche :

Il nest pas là.

Dis-lui que sa mère a appelé.

Daccord.

Une semaine plus tard, Élodie annonça :

Maman, on part après-demain. Tout est prêt.

Si vite ? Et les au revoirs ?

On est débordés, maman. Mais on appellera en vidéo. Et peut-être quon reviendra dans un an.

Ma chérie, je ne pourrai même pas vous embrasser ?

Maman, ne dramatise pas. Ce nest pas pour toujours. Et Antoine ta parlé de la maison de retraite ? Cest une bonne solution.

Non, Élodie. Je reste ici.

Bon, daccord. Réfléchis-y, en tout cas.

Le jour du départ, aucun appel. Le soir, Jeanne tenta de joindre Élodie. Hors ligne déjà dans lavion.

Trois jours plus tard, Antoine appela.

Maman, ça va ? Tu nes pas malade ?

Tout va bien. Élodie est bien arrivée ?

Oui, ils sont installés. Lola est inscrite à lécole. Tout roule.

Tu ne passes pas me voir ? Jai fait une tarte.

Un silence.

Maman, je suis surchargé. La nouvelle maison, tu sais

Je comprends. Mais dimanche, peut-être ? Je voudrais voir Théo.

Théo a un match de foot. Et puis maman, on na vraiment pas le temps. Dès quon peut, on viendra.

Ils ne vinrent ni la semaine suivante, ni le mois daprès. Les appels sespacèrent. Puis vint le coup de grâce : Antoine annonça quils partaient pour Bruxelles.

Une opportunité en or, maman. Théo aura accès aux meilleures écoles.

Et la maison ? Vous venez de la construire !

On verra. On la vendra peut-être.

Vous partez quand ? Le cœur de Jeanne battait la chamade.

Dans un mois. On règle les papiers.

Mon chéri vous viendrez me voir avant ?

Antoine toussota.

Maman on na vraiment pas le temps pour ça. On est débordés. Peut-être une fois sur place

Antoine, elle rassembla son courage. La maison de retraite. Je nirai pas, tu entends ? Cest chez moi ici. Jy ai vécu avec ton père, vous y avez grandi.

Maman, recommence pas On propose juste une solution. Pour ton bien.

Mon bien serait que vous noubliiez pas que vous avez une mère.

Quoi ? semporta-t-il. On oublie ? Moi qui appelle, Élodie qui écrit de Montréal. On ten fournit, de largent. Il te faut quoi de plus ?

Mes enfants et mes petits-enfants. Pas de largent.

Maman, on est adultes. On a nos vies. Tu ne peux pas exiger quon soit toujours là. Les temps changent. Tout le monde séparpille maintenant.

Je nexige pas que vous soyez là. Je demande à ne pas être oubliée.

Bon, cest reparti pour le mélodrame. Jai du travail. On se rappellera.

Et il raccrocha.

Le jour du départ, Antoine vint seul, trente minutes à peine. Une boîte de chocolats, un baiser rapide.

Tu te débrouilles, maman ?

Très bien. Et Sophie ? Et Théo ?

À la maison, ils font les valises. Pas une minute à perdre.

En partant, Jeanne comprit quelle ne le reverrait pas avant longtemps.

Antoine, lappela-t-elle. Mon chéri je ne vous sers plus à rien, cest ça ?

Il se retourna, hésita.

Maman, ne dis pas de bêtises. Chacun sa vie, cest tout. Tu comprends, non ?

Oui, mon chéri. Je comprends.

Il partit. Jeanne resta longtemps devant la porte vide. Puis elle retourna dans le salon, sassit. Le silence. Seul le tic-tac de la vieille horloge, celle que Pierre aimait tant.

Elle décrocha le téléphone, composa le numéro de Simone.

Simone, tu te souviens de ton projet pour Lyon à Noël ? Je peux me joindre à toi ?

La voix surprise mais ravie de Simone :

Jeanne ? Bien sûr ! Ma sœur sera contente. Et tes enfants ? Tu ne les vois plus ?

Non, répondit Jeanne, le cœur plus léger. Jai décidé de moccuper de moi. Ils ont leurs vies.

Cest bien ça ! approuva Simone. Tu es encore jeune, pourquoi moisir ici ? Et puis, tu verras, quand les petits-grandiront, ils se rappelleront de toi.

Peut-être, sourit Jeanne. Mais jai décidé de ne plus attendre. Moi aussi, jai le droit de vivre, non ?

Elle raccrocha, sapprocha de la fenêtre. Dehors, les premiers flocons tombaient. Un nouvel hiver commençait. Une nouvelle vie, peut-être. Sans ses enfants, mais pas forcément seule.

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Tu ne nous es plus nécessaire» – Les enfants l’ont déclaré avant de partir
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