**LE SANG APPARTIENT TOUJOURS**
Clémence, en tant que ton mari, je me permets de poser une condition. Oublions cette ridicule aventure avec ton amant impétueux. Mais accorde-moi une chose : donne-moi un fils. Ma voix tremblait, pitoyable comme jamais.
Daccord, Lucien, je vais essayer, répondit-elle, hésitante. Le poids de cet accord familial lui pesait lourdement.
Avec Clémence, nous avions élevé trois filles : Élodie, douze ans, Amélie, neuf ans, et Lucie, huit ans.
Doù était sorti ce bellâtre de vingt ans, Jérôme ? Il avait détruit ma vie jusquaux fondations. Comme on dit, ce nest pas lâge qui use, mais la douleur
Nos petites ne comprenaient rien. Leur mère, autrefois attentionnée et tendre, était devenue lointaine, trop soignée, presque fantomatique. La maison avait changé. La poussière dansait en nuages épais sur le sol, saccumulant sur chaque meuble, tandis que la vaisselle sentassait dans lévier. Je devenais nerveux, irritable, cherchant désespérément un moyen de ramener ma femme égarée.
Tout avait commencé six mois plus tôt.
Une rencontre fortuite, sur un bateau. Clémence était partie en vacances avec les filles au bord de la Méditerranée. À son retour, elle était distante, le regard vide. Elle répondait à côté, mévitait, ne serrait plus les filles dans ses bras comme avant. Un doute mavait rongé : quelque chose clochait. Une fissure sétait creusée dans notre famille. Mais je feignais lignorance. Lidée de laccuser dinfidélité me déchirait. Le temps parlerait. Et il parla
Papa, maman est restée tout le voyage au bras de Jérôme, lâcha Amélie, innocente.
Peux-tu préciser, ma chérie ? demandai-je, pâlissant, mefforçant de rester calme.
Il était toujours là, sur la plage. Maman riait à ses blagues. Il nous a même raccompagnées à la gare. Il était beau, élégant Plus jeune que toi. Les mots dAmélie me transpercèrent le cœur.
Impossible ! Ce nétait quune passade estivale, un caprice sans lendemain. Ce jeune dandy ne pouvait sérieusement sintéresser à une femme de trente ans avec trois enfants. Ne trouvait-il pas assez de demoiselles sur les quais, prêtes à tomber dans ses bras pour un regard ?
Mais je me trompais.
Entre Clémence et Jérôme, lamour sétait noué pour la vie.
Ni les supplications, ni les enfants, ni les appels à sa conscience ne sauvèrent notre mariage. Ma paix intérieure était perdue à jamais.
Clémence me donna un fils, Valentin. Mais il ne me considéra jamais comme son père. Je ne le vis que quelques fois. Ce fut Jérôme qui léleva. Un jour, elle prit lenfant dun an et partit pour toujours. Je restai seul avec mes trois filles. La tentation du néant meffleura. Un froid glacial sinstalla dans ma poitrine.
Papa, si maman nous a quittés, nous allons nous occuper de toi. Cuisiner, nettoyer, repasser tes chemises Lucie essuya mes larmes avec son mouchoir.
Ce fut la seule fois où je laissai mes émotions me submerger.
Je me ressaisis. Javais trois jeunes demoiselles à protéger. Je leur appris les tâches ménagères, parfois trop sévère, maladroit. Mais la maison retrouva sa chaleur. Élodie adorait faire la vaisselle, Amélie balayait avec soin, et Lucie chassait la poussière obstinée. Je cuisinais tant bien que mal.
Clémence revenait parfois, ne faisant que raviver la peine. Les filles pleuraient pendant des heures après son départ. Alors, je lui demandai de ne plus venir.
Lucien, jaime mes filles ! Tu veux que je men sépare pour te faire plaisir ? sindigna-t-elle.
Non, pour elles. Si tu les aimes, laisse-les grandir en paix. Elles décideront plus tard si elles veulent te revoir.
Peut-être as-tu raison Moi aussi, je pleure après les voir. Elle embrassa les filles une dernière fois et disparut.
Devenues adolescentes, elles cultivèrent une haine farouche envers leur mère et Valentin. Elles jalousaient sûrement ce frère qui, lui, avait le droit à son amour entier.
Puis, après leurs mariages, leur colère sapaisa. Élodie et Amélie eurent quatre enfants chacune, Lucie en eut trois. Elles étaient de merveilleuses mères, comme pour effacer le passé. Mais la blessure, amère comme labsinthe, persistait.
Je vivais seul. Des femmes passèrent dans ma vie, mais je les appelais toutes « Clémence ». Personne ne le supporta longtemps. Mon subconscient ne gardait quune seule image. Le passé ne revient pas, mais ne soublie pas non plus. Alors, je restai célibataire.
À soixante ans, Clémence séteignit. Une semaine avant, elle vint me voir, en larmes, implorant mon pardon. Elle se confia sur Valentin : il avait changé de sexe, devenant Valentine. Plusieurs opérations, une métamorphose radicale. « Elle dit être heureuse comme jamais », murmura Clémence, bouleversée.
Puis vint le testament. Jérôme, homme daffaires prospère, avait tout mis à son nom par amour. Elle, en retour, le déshérita, léguant tout à ses filles et à Valentine, dont la transformation avait précipité sa fin.
Pourquoi ? Le sang était-il plus fort ? Aimait-elle secrètement ses filles ?
Elles voulurent tout me donner :
Papa, prends cet héritage. Tu le mérites.
Je refusai. Cette richesse me brûlait les doigts. Je la transmis à mes petits-enfants.
Jérôme fit faillite. Il supplia mes filles. Elles refusèrent : « Tu nous as pris notre mère, notre enfance. Pars maintenant. »
Valentine, mariée à un Italien, Roberto, vivait à Rome. Ils projetaient dadopter. Lucie men parlait parfois. Élodie et Amélie, en revanche, rejetèrent son choix, coupant les ponts.
Cette histoire se déroula en Belgique, où javais emmené ma famille pour une vie meilleure







