La Folle de Paris

DINGUE.

Marine était la fille de la voisine du dessous et un vrai calvaire pour Théo, quinze ans. Cette gamine maigrichonne aux yeux noirs lui était souvent collée le soir.

Tante Nathalie élevait sa fille seule : elle joignait à peine les deux bouts, travaillait comme aide-soignante en roulement, courait faire des piqûres aux retraités, saisissait toute occasion de gagner un peu dargent. Elle essayait aussi de refaire sa vie en vain. Le dernier en date semblait sympa, mais marié, bien sûr.

La voisine débarquait toujours à limproviste, évitait son regard et chuchotait fiévreusement : « Sandrine, pour deux heures, je te revaudrai ça, il est tard, comment veux-tu que je la laisse seule ? » Marine, boudeuse, se tenait à côté, la tête basse.

Maman soupirait mais finissait par accepter, pour éviter que la petite ne reste dans le noir, toute seule. Papa râlait après, évidemment.

Théo, lui, payait pour la gentillesse de sa mère : cest à lui quon refilait linvitée surprise pour regarder « un dessin animé, nimporte lequel ». Marine se tassait dans le canapé, subissait des films daction pas vraiment adaptés, silencieuse, les mains sur les genoux ce qui lénervait encore plus.

Une fois par semaine, tante Nathalie lui glissait un billet froissé de dix euros en le suppliant daccompagner la petite jusquau coin de la rue, vu quils allaient dans la même école.

Ce jour-là, Marine brillait comme un sou neuf et même daigna parler en chemin : elle annonça quils avaient une fête aujourdhui et quelle réciterait un poème, *Flocon de Neige*. Théo ricana : avec sa cagoule informe, cette dingue ressemblait plutôt à un microbe en combinaison spatiale.

Après le premier cours, les élèves se ruèrent vers la cantine pour le goûter. Théo allait prendre son sandwich au fromage, comme dhabitude, quand le diable le poussa à se retourner.

Les petits de CP sagitaient dans leur coin, plus excités que dordinaire. Ils entouraient Marine, toute fière dans sa robe de fête. Certains riaient, pointaient du doigt, dautres tendaient un mouchoir. Théo sapprocha. Le pire était arrivé : sa tenue était inondée de yaourt à la fraise.

Pétrifiée, la petite ne bougeait plus. Elle pleurait sans un bruit.

Soudain, un énervé de sa classe, Lucas, lui sauta dessus :
« Théo, dépêche ! Chloé veut te parler pour la soirée sa voix semblait venir de loin allez, elle ta demandé ELLE-MÊME ! Après, ce sera trop tard ! »

Chloé Juste discuter avec elle, le rêve de tous les mecs. Et là, elle linvitait, apparemment. Il fit un pas vers la sortie. Après tout, ce nétait pas son problème. Quils appellent tante Nathalie, quils nettoient la robe, peu importe.

Au fond, Théo savait que personne ne soccuperait de Marine. On la collerait dans un coin, et voilà. Elle se recroquevillerait invisible, silencieuse, comme dhabitude.

Il soupira, exactement comme sa mère, et marcha vers elle.
« Madame Lefèvre, la fête, cest dans combien de temps ? »
« Oh, Théo, dans une heure et demie Regarde-moi ça, je lui avais donné un texte, javais confiance, et voilà le résultat Comment elle va monter sur scène comme ça ? »

Marine tremblait de tous ses membres. Maculée et livide, on aurait dit quelle allait vomir. Théo lui arracha des mains le gobelet vide.
« Je peux la ramener chez elle ? Peut-être quelle a une autre robe. »
« Théo, tu me sauves la vie, filez, je marrange avec Madame Dubois. »

Bilan : pas dautre robe de fête. Théo inventa quelques jurons nouveaux en frottant les taches, séchant au sèche-cheveux, repassant les plis roses. Marine, maigrichonne en tee-shirt et collants, tournait autour comme une mouche. Ils coururent jusquà lécole, sa petite main engoncée dans une moufle serrée contre la sienne.

Il ne parla pas à Chloé ce jour-là, sécha les cours et assista au spectacle des CP.

Marine débita son poème à toute vitesse. En passant devant lui, elle bondit soudain de la file, se jeta contre lui et lança :
« Théo, sans toi, je serais morte aujourdhui Pour de vrai. »

Quelle dingue…

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