**Ma petite-fille**
Elle était toute débraillée, comme sortie dun rêve confus. Des nattes mal tressées, une robe décole froissée, un col et des manches cousus de travers. Une enfant négligée, le regard perdu quelque part au loin.
Raymonde fronça les sourcils. Pourquoi cette gamine mal fagotée lui revenait-elle en mémoire ? Elle reposa son éclair préféré. Où était donc Gaspard ? Il avait promis de rentrer tôt, aujourdhui cétait lanniversaire de la mort dAntoine…
Un bruit à la porte la fit sursauter.
Qui est là ? Gaspard, cest toi ? Tu as oublié tes clés ?
Raymonde, vous avez laissé vos clés sur la chaise.
Quoi ? Quelles clés ?
Raymonde ouvrit et vit… cette même fillette. Quest-ce que… ?
Sédillot ? Quelles clés ? Comment as-tu su où jhabite ? Tu mas suivie ?
La petite secoua la tête. Elle portait un vieux bonnet, un manteau usé avec une tache sur la poche, des guêtres déformées aux genoux et des chaussures presque en lambeaux.
Raymonde remarqua alors ses yeux, dun bleu profond, encadrés de cils noirs et soyeux.
Elle venait darriver dans cette école, appelée pour enseigner le français. Elle avait passé sa vie au lycée technique, pris sa retraite, mais lennui lavait rattrapée… Cette enfant était étrange. Personne ne lui parlait. Comment déjà ? Élodie ? Non… Alice, cétait ça. Alice Sédillot.
Raymonde, vous avez oublié vos clés sur la chaise. Je vous ai appelée, mais vous navez pas entendu.
Ah, merci… quelle étourderie. La vieillesse, sans doute. Elle essaya de plaisanter.
Vous nêtes pas vieille, dit gravement la fillette. Vous avez juste dû vous presser.
Merci… Alice.
De rien. Au revoir, Raymonde.
Au revoir…
Raymonde referma la porte, pensive, puis se ravisa. Elle louvrit à nouveau et entendit des pas légers. La petite descendait lescalier.
Alice, appela Raymonde en la regardant den haut, comment as-tu su où jhabite ?
Je vis dans limmeuble dà côté. Je vous vois souvent partir ou rentrer. Parfois, je marche derrière vous. Il y a un chien au coin de la rue, il grogne moins si je suis près de vous. Je sens les chats, je les nourris dans la cave… mais lui, il aboie. Je lappelle Rex, il na pas de maison.
Quant à ladresse… jai demandé aux mamies sur le banc. Je leur ai dit que vous enseigniez dans mon école. On prend le même bus, parfois…
Quelle drôle de petite, pensa Raymonde. Elle mépie ?
Tu veux du thé ? demanda-t-elle soudain. La fillette accepta aussitôt.
Impoli, vraiment. Elle aurait dû refuser.
Raymonde versa le thé.
Tu as peut-être faim ?
Alice secoua la tête, mais Raymonde comprit quelle mentait. Pourquoi sembêter avec elle ?
Tu sais quoi ? Mange avec moi. Je déteste dîner seule. Gaspard tarde… Allons.
Emportée par une étrange urgence, elle vida le frigo pour la nourrir.
Lenfant mangeait proprement, mais on voyait la faim dans ses gestes.
Merci, dit Alice en regardant les côtelettes. Il faut que jy aille. Vous cuisinez bien.
Un compliment sur sa cuisine ? Cétait dire si elle avait faim…
Elle emballa les restes, ajouta des pâtes, des bonbons, et les lui donna.
Non, merci… mais elle les prit.
Une fois seule, Raymonde se gronda. Ce nétait pas professionnel. Demain, la gamine viendrait lembrasser devant tout le monde, ou parler des côtelettes…
Gaspard rentra au matin, le regard coupable.
Tu te souviens de la date dhier ? demanda-t-elle sévèrement.
Jeudi, maman. Aujourdhui, vendredi…
Ne fais pas limbécile, Gaspard.
Oh, ça se corse… Jai trente ans, tu sais.
Hier, cétait lanniversaire de ton père. Il ne méritait pas ça.
Maman… il sen fiche quon dîne hier ou aujourdhui. On fera ça ce soir. Bon, je dors. Cest mon jour de repos.
Donc tu ne tes pas couché ? Quas-tu fait toute la nuit ?
Tu veux vraiment savoir ?
Raymonde partit travailler de mauvaise humeur.
Elle attendit… quAlice fasse un signe, un geste. Mais non. La fillette passa comme dhabitude, un simple bonjour en passant.
Quelle insolente.
Toute la journée, elle tenta de la croiser. Lévitait-elle ?
Le soir, elle traîna exprès, espérant la voir. Rien.
Trois jours plus tard, en rentrant, elle entendit un cri.
Cétait Alice.
Elle se précipita. Un gros chien de rue avait saisi la manche du manteau familier, déchirant le tissu pour voler quelque chose à la petite.
Va-ten ! chassa Raymonde. Alice, ça va ?
Les yeux dAlice étaient pleins de peur. Son cœur se serra.
Il voulait… déchirer le chaton…
La fillette éclata en sanglots.
Ça va aller. Rentrons.
Non.
Les enfants de ton âge…
Raymonde sinterrompit. Drôle de petite.
Je ne peux pas. On ne me laissera pas. Je le cacherai sous lescalier, si on ne le chasse pas.
Qui ?
Eux…
Daccord, soupira Raymonde.
À lécole, elle posa des questions sur Alice. Personne ne savait grand-chose, sauf la vieille professeure de mathématiques, Agathe, qui murmura que sa famille était… compliquée.
Un soir, elle suivit Alice. La fillette évita le chien, puis sassit sur un banc près de son immeuble, sortit un cahier… Elle faisait ses devoirs dehors ?
Raymonde rentra, énervée. Elle se disputa encore avec Gaspard. Divorcé depuis deux ans, il errait sans but. Nathalie était bien, mais il sétait lassé…
Elle sortit prendre lair.
Alice ! Où est cette sale gamine ?
Une voix rauque, lalcool dans chaque syllabe.
Une femme mal soignée se tenait près de limmeuble. Ses yeux… ceux dAlice.
Sa mère ? Sa grand-mère ?
Pardon…
Quoi ?
Vous êtes de la famille dAlice Sédillot ?
Et toi, tes qui ? Dégage.
Je suis sa professeure. Où est-elle ?
À la maison, elle dort.
La femme tourna les talons.
Alice ! Sors, ne crains rien.
La fillette émergea de lombre.
Viens chez moi.
Elle me punira après.
Elle nosera pas.
On menverra à lorphelinat si on lui retire la garde.
Qui est-elle ?
Ma grand-mère…
Et ta mère ?
Elle nest plus là.
Partie ?
Morte. Depuis quatre ans…
Elle buvait ?
Non. On vivait bien, mais elle est tombée malade… Je nai plus personne. Ils mont donnée à eux… Ma grand-mère et son mari. Elle touche largent pour moi…
Je vois. Viens. On trouvera une solution.
Je ne peux pas.
Jai dit quon sen occuperait.
Gaspard était là, prêt à sortir. Il regarda sa mère, puis la petite.
Cest qui ?
Alice.
La fillette fixait Gaspard.
Elle reste la nuit ?
Je ne sais pas…
Le lendemain, elle la laissa dormir, lui fit un bon petit-déjeuner.
On y va.
Où ? À lorphelinat ?
Au magasin.
Gaspard se réveilla, les observa.
Où las-tu trouvée ?
Une élève.
Ah.
Raymonde lui acheta des vêtements neufs, la fillette rayonna.
Quelle jolie petite-fille, dit la vendeuse. Elle vous ressemble.
Raymonde sourit, le cœur léger.
On jette ça.
Non ! saccrocha Alice. Ils vont les vendre pour boire… Et moi, ils me battront. Jaurais pas dû venir.
Que faire ?
Je sais pas.
Si on allait… au café ?
Avec vous ?
Oui… ça ne te dit pas ?
Vous savez faire un tart ?
Je… enfin…
Venez, je vous montre.
Toi ? Moi ?
Maman et moi, on en faisait. Avant quelle tombe malade.
Allons-y. On achète les ingrédients ?
Si vous navez pas…
Raymonde navait pas été si heureuse depuis longtemps. Elles cuisinèrent, rirent, burent du thé.
Puis Gaspard rentra.
Mon Dieu… jamais elle naurait cru le penser, mais elle regretta son retour.
Je dois y aller, dit Alice.
Je taccompagne.
Comment tappelles-tu ? demanda Gaspard.
Alice. Je te lai dit, Gaspard, dit Raymonde.
Cest elle qui ta envoyée ?
Il fixa la petite. Elle secoua la tête.
Elle nest plus là… depuis quatre ans.
Gaspard ? Quest-ce que ça veut dire ? Alice, attends.
La fillette se figea.
Qui ta envoyée ? Vous vous connaissez ?
Maman… cest ma fille. Alice.
Quoi ? Expliquez-moi…
Lhistoire était vieille comme le monde.
Maman, tu te souviens de Diane Sédillot ? Cest sa mère.
Non.
Diane, deux ans de moins, sa mère buvait… on habitait près dici. On était ensemble… une histoire dado…
Et Alice ?
Elle ne ma pas dit. Jétais déjà avec Nathalie, tu laimais bien…
Quand las-tu su ?
En la voyant… cest ton portrait.
Nathalie et moi, on vivait ensemble. Jai revu Diane, elle ma parlé dune fille. Jai refusé de la croire. Elle est partie… Je naurais pas abandonné mon enfant.
Pourtant…
Je ne lai pas crue. Tu me connais, Alice ?
Oui. Jai une photo de vous. Quand jai rapporté les clés, jai vu le portrait. Jai compris…
Je ne la rendrai pas là-bas. Alice, viens. Elle est ma petite-fille.
Les tests confirmèrent la filiation. Aline, la nouvelle compagne de Gaspard, le soutint au tribunal.
Raymonde tenait Alice par la main, comme si on allait la lui arracher.
Papa, je peux vivre chez mamie ?
Si elle est daccord…
Elle dira oui… elle sennuie toute seule.
Et moi ?
Toi, tu as Aline…
Raymonde marchait, main dans la main avec sa petite-fille. Peu importait ce quon dirait. Elle avait trouvé son bonheur.
Gaspard se rapprocha dAlice. Lui et Aline se séparèrent.
Papa, cest pas à cause de moi ?
Non… Je ne te laisserai plus jamais. Dommage que ton grand-père ne te voie pas.
Un jour, à une réunion parentale, Gaspard rencontra la nouvelle institutrice dAlice… Maintenant, la fillette va à lécole avec sa grand-mère et sa belle-mère.
Cest dur, non, davoir ta famille comme profs ? demandent les copines.
Non, cest génial ! rit Alice.
Comment ai-je pu vivre sans elle ? Diane, pardonne-moi…
Parfois, Alice se faufile chez sa grand-mère, nettoie, cuisine, leur crie darrêter de boire.
La vieille femme pleure, lui baise les mains…
«Ma petite-fille, mon sang…» sanglote-t-elle, promettant de se soigner.







