**Une croix pour la vie**
« Si tu poses ce genre de questions, mieux vaut ne pas avoir denfant. Et ne técoute pas des autres. Moi aussi, à lépoque, jai écouté » soupira sa mère. « Tous ces donneurs de conseils finissent par se terrer, mais la croix, elle, reste pour la vie. »
Un conseil sensé, peut-être, mais il glaça le cœur dAmélie. Une boule lui noua la gorge, ses yeux picotèrent. Elle comprit que si elle ne mettait pas fin à lappel immédiatement, elle pleurerait dans le combiné. Et le pire ? Sa mère ne comprendrait même pas ce qui sétait passé.
« Daccord. Merci, maman. Je vais y réfléchir On se rappelle plus tard, » murmura Amélie avant de raccrocher.
Elle serra un coussin contre elle, sy blottit, le dos voûté. Ce nétait pas un simple conseil. Cétait une révélation jetée avec négligence. Amélie sentait presque souvrir une porte vers son passé, et tout prenait soudain sens.
Dans ses relations avec sa fille, Sylvie avait été appliquée et ponctuelle. Elle veillait à ce quAmélie mange bien, lui donnait le meilleur, même quand elle-même se privait. Amélie avait des jouets, des vêtements. Élevée seule par sa mère, elle fréquentait le conservatoire et prenait des cours de danse.
Bref, Amélie avait tout. Sauf lamour.
Sylvie ne lui avait jamais dit « je taime ». Pas de câlins, pas de confidences, pas de compliments. Elle ne la grondait même pas. Sylvie semblait totalement indifférente à sa fille.
Amélie se souvenait dun jour où elle et Élodie, sa voisine de classe, avaient eu un zéro à un contrôle. Élodie était désespérée.
« Tu as de la chance. Toi, on ne te grondera pas. Moi, je vais en baver Si je ne donne pas de nouvelles ce soir, cest que mon téléphone et mon ordinateur seront confisqués. »
« Cest toi qui as de la chance. Toi, au moins, on te fait des reproches » chuchota Amélie.
Élodie la dévisagea, incrédule. Qui donc pouvait souhaiter se faire crier dessus ?
« Tu as un coup de chaud, non ? Si tu veux, viens écouter leurs sermons à ma place, » ricana Élodie. « Je ne dis pas non. »
Amélie détourna les yeux. Elle aurait adoré quon lui fasse des reproches, mais sa mère ne vérifiait jamais son carnet. Pourquoi laurait-elle fait ? Amélie était première de la classe. Enfin, jusquà un certain point.
Au début, elle avait cru quen étant assez « parfaite », sa mère la remarquerait. Quelle la féliciterait pour ses progrès en musique, ses bonnes notes, ses spectacles de danse. Mais non. Sylvie réagissait avec une retenue glaciale, comme si tout cela était normal.
Amélie essaya de feindre la maladie. Elle prétendit avoir mal au ventre, espérant des soins, de lattention. Oui, cétait mal, mais comment faire autrement ?
Le plan fonctionna, en partie. Sylvie lui consacra plus de temps. Mais Amélie ne sen réjouit pas. Sa mère lemmena chez des médecins, jusquà ce quon diagnostique une légère gastrite. Ensuite, elle lui donna des médicaments à heures fixes et la nourrit selon un régime strict. Pas de consolation, pas de tendresse. Juste une froide efficacité.
Alors, Amélie passa aux mesures extrêmes. Elle sécha les cours, accumula les mauvaises notes, abandonna la danse et la musique, cessa daider à la maison. Elle devint même insolente.
Rien.
« Si tu ne veux pas étudier, cest ton problème, » déclara un jour Sylvie, impassible. « Je théberge jusquà tes dix-huit ans, après, tu te débrouilles. Mais si tu quittes lécole sans diplôme, personne ne tembauchera. Aujourdhui, même les vendeurs doivent avoir le brevet. »
Pour les tâches ménagères, Sylvie fut catégorique : pas de sortie tant que le sol et la salle de bains ne seraient pas propres. Amélie tenta une crise de larmes, mais sa mère lui montra simplement la porte.
« Tes simagrées, je men moque. Garde tes drames pour ta chambre. »
Après cela, plus de crises. Amélie pleura une partie de la nuit, se sentant abandonnée, inutile. Comme si, pour sa mère, elle nétait quune poupée à habiller et coucher, pas un être humain.
Elle alla plus loin. Un soir, elle dormit chez une amie sans prévenir. Elle se demanda si Sylvie sinquiéterait, ou si elle oublierait quelle avait une fille. Peut-être même soupirerait-elle de soulagement ?
Mais non. Sylvie appela tout le monde, la retrouva et la ramena à la maison. Et, encore une fois, pas un mot de reproche.
« Si tu continues, tu finiras au commissariat. Là, ils ne feront pas de manières. Ils diront que je ne fais pas mon travail et tenverront en foyer. »
Amélie aurait préféré des cris, de la vaisselle brisée, même une fessée.
Avec les années, elle ne se résigna pas, mais shabitua. Quand elle emménagea avec son futur mari, ce fut un soulagement. Sa relation avec Nicolas alla vite, trop vite. Six mois plus tard, ils se marièrent. Affamée damour, Amélie avait tout simplement perdu la tête.
Elle eut de la chance : Nicolas était un homme bien, sérieux, avec des projets.
« Et toi, tu penses quoi des enfants ? » demanda-t-il bien avant le mariage.
Amélie hésita. Pour elle, les enfants étaient une suite logique. Mais lidée den avoir un la terrifiait. Et si elle était une mauvaise mère ? Si son enfant se sentait comme elle, petite ?
« Je ne crois pas être prête, » avoua-t-elle.
Mais les plans ne suffisent pas. Amélie tomba enceinte, malgré tout. Malgré tout : ils navaient pas de logement, les prix montaient plus vite que leurs salaires.
« Bah, et alors ? La plupart ont des crédits ou rien du tout. Pourtant, ils élèvent leurs enfants, » lui dit une amie.
Nicolas, lui, voulait garder lenfant.
« Ce nest pas quà moi de décider. Mais nous sommes mariés, tout va bien. Je veux être père. »
Plus elle entendait ces mots, plus elle doutait. Finalement, elle demanda conseil à sa mère et ce quelle entendit bouleversa tout. Était-elle donc, elle aussi, un enfant non désiré ?
Et Sylvie avait dit cela sans méchanceté. Juste des faits. Comme on dit, la simplicité est pire que le vol
Pendant des jours, Amélie se replia sur elle-même. Elle travaillait, cuisinait, regardait des films avec Nicolas, mais mécaniquement. Elle ne parvenait pas à y voir clair.
Elle finit par aller voir sa belle-mère, Édith. Une femme sévère, mais chaleureuse, ce qui attirait Amélie. Oui, elle râlait contre la mode des jeunes ou la poussière sur les meubles, mais cétait bien mieux que lindifférence.
« Amélie ? Tu viens sans prévenir ? » demanda Édith, surprise.
« Je je passais juste par là, » balbutia Amélie, la voix tremblante.
Édith ne la pressa pas. Elle lui servit du thé, du pain avec de la confiture.
« Il reste du bœuf aux haricots, si tu en veux. Vous ne vous êtes pas disputés, avec Nicolas ? »
« Non, » mordit Amélie sa lèvre. « Cest ma mère. »
Et ce fut le débordement. Amélie raconta tout : son enfance, lindifférence, les silences, la peur de ne pas être aimée, la culpabilité permanente.
Édith écouta, fronçant les sourcils. Puis elle poussa un long soupir. Amélie crut sêtre trompée.
« Écoute, Amélie, » dit enfin Édith. « Je savais que vos relations étaient froides, mais pas à ce point. Mais ne lui en veux pas, daccord ? Je ne crois pas quelle le fasse exprès. La vie la peut-être endurcie. Ou elle na tout simplement pas cet instinct. Pourtant, il y a pire. Sylvie elle est une mauvaise mère, mais pas une mauvaise personne. »
« Une bonne personne peut-elle ne pas aimer ses enfants ? »
« Oui. Cest terrible, mais ça existe. Parfois, on ne saime même pas soi-même » Édith soupira. « Pour lenfant Suis ton cœur. »
« Et si je deviens comme elle ? »
« Tu ne le seras pas, » fit Édith en haussant les épaules. « Nicolas ma raconté comment tu toccupais de ce chaton abandonné. Les gens qui naiment personne agissent autrement. »
« Un enfant nest pas un chaton. Et si jéchoue ? »
« Crois-tu que tout le monde réussit du premier coup ? Les bonnes mères ont toutes peur dêtre mauvaises. On fait toutes des erreurs. Moi, ta mère, toi aussi. Ce nest pas grave. Limportant, cest de vouloir aimer, même quand cest difficile. Tiens, moi qui te dis de ne pas écouter les autres, je te fais la leçon »
Amélie sourit, timidement mais sincèrement. Langoisse ne disparut pas, mais elle se sentit plus légère. Avec Édith, elle ressentait de la chaleur, pas le froid habituel.
Finalement, elle garda lenfant. La grossesse fut difficile : nausées, peurs, sautes dhumeur. Mais Nicolas était là. Il allait chercher des mandarines à minuit, la réconfortait. Édith aussi laida, laccompagnant chez le médecin, lui apprenant à soccuper dun bébé.
Sa mère appelait rarement, demandant simplement si elle avait besoin daide. Après la naissance, elle apporta des vêtements, mais rien de plus.
Les années passèrent. La fille dAmélie grandit, curieuse, bruyante, têtue. Parfois, elle criait, cassait ses jouets. Amélie sépuisait, sénervait, mais quand sa fille était malade, elle restait à son chevet, lui lisait des histoires. Elle ne pouvait lui expliquer pourquoi ces moments la faisaient pleurer.
Elle avait honte de savouer quelle offrait à sa fille ce quelle avait elle-même désespérément voulu.
Ses relations avec Sylvie ne saméliorèrent pas, mais elles perdurèrent. Amélie ne demanda plus rien, nattendit plus limpossible. Elle aidait sa mère financièrement, lui apportait des courses, sinquiétait de sa santé. Sylvie navait pas été une bonne mère ni une bonne grand-mère, mais elle était là. Peut-être ne savait-elle pas aimer, mais elle essayait, à sa manière. Et parfois, cela suffisait.







