Marine, tu ne peux pas me quitter ! Comment vais-je faire sans toi ?

**Journal intime 15 décembre**

*»Marine, tu ne peux pas me quitter ! Que vais-je devenir sans toi ?»*
*»La même chose quavant : boire du matin au soir !»*

Jai claqué la porte dentrée et, une fois au volant, jai éclaté en sanglots. Comment en étions-nous arrivés là ? Il y a un an à peine, nous étions la famille modèle. Celle quon admire, et quon envie, forcément. Le bonheur des autres excite toujours la jalousie. Cest ainsi que le monde fonctionne.

*»Marine, dépêche-toi de préparer tes affaires et celles dÉtienne ! Jai une surprise pour vous. Noublie pas les vêtements chauds.»*

Mon mari, Nicolas que jappelais affectueusement « Nico » dans ces moments-là adorait les surprises. Cette fois, il nous emmenait, notre fils et moi, à la campagne pour faire de la motoneige. Un de ses collègues venait dacheter une maison à cent kilomètres de Paris. Enfin, une maison Plutôt un véritable château médieval, avec ses tourelles et ses murs denceinte. On ne pouvait pas appeler ça une simple clôture.

*»Alors, quest-ce que tu en penses ?»* demanda-t-il en voyant mon expression stupéfaite.
*»Il y a quelque chose dans cette maison qui me donne la chair de poule.»*
*»Tu as juste froid, viens dans le salon. Tu nas même pas encore vu la cheminée.»*

Lintérieur était encore plus sinistre que lextérieur. Mais les hommes semblaient sy plaire, alors je nai pas discuté. À quoi bon ? Les goûts sont si différents

Je détestais ces têtes danimaux suspendues aux murs mal ravalés. Nico mavait assuré que cétaient des reproductions, mais cela ne les rendait pas moins macabres. Pourtant, les hommes mangeaient avec appétit, assis sous la gueule béante dun sanglier. Étienne, comme un vrai petit garçon, courait partout avec une épée en plastique, combattant des monstres imaginaires. Moi, je fixais les flammes dans la cheminée pour ne pas regarder autour.

Peut-être ce jour et ce château me sont-ils restés en mémoire comme une ombre parce quils ont marqué la fin de ma vie davant. Peu après, le propriétaire sortirait deux motoneiges du garage, et lune delles emporterait mon fils. Nico, au volant, ne sen remettrait jamais, noyant sa culpabilité dans lalcool.

Je ne sais pas pourquoi jai été plus forte que lui. La douleur que je porte depuis près dun an est indicible. Mais je refuse de la laisser me consumer. Elle fait partie de moi. Personne autour ne souffre comme moi. Les gens ignorent ce que je ressens en croisant leurs visages heureux.

Parfois, jai envie de rejoindre Nico, détouffer cette souffrance dans livresse. Mais je sais que ce serait pire. Lalcool exacerbe les émotions, et les émotions sont désormais mon pire ennemi. Elles nourrissent la colère, la révolte, le dégoût. Cest dans cet abîme que Nico sest réfugié, comme une tortue dans sa carapace.

Je ne voulais pas le quitter, mais mes nerfs ont lâché. Jai pris la voiture et roulé sans but. La neige tombait sur le pare-brise, aussi parfaite que générée par ordinateur. Je me suis arrêtée dans des stations-service, buvant du café dans des relais routiers. Une fois, jai même dormi dans un hôtel.

Je ne pensais à rien. Je fuyais, sans destination. Je ne sais ni quand ni pourquoi jai quitté lautoroute, mais je me suis retrouvée dans une petite ville endormie. Jai garé la voiture près dun square et suis restée immobile, le regard vide.

*»Mademoiselle, vous allez attraper froid.»*

Des adolescents passaient, et leur sollicitude ma surprise.
*»Vous attendez quelquun ?»*

Jai distingué une vieille dame promenant un petit caniche blanc, aussi immaculé que la neige. Sans savoir pourquoi, je suis sortie de la voiture et me suis approchée.

*»Vous êtes là depuis longtemps, moteur éteint Je me suis inquiétée.»*
*»Il y a de quoi.»* ai-je murmuré.

Pourquoi est-il plus facile de se confier à un inconnu ? Peut-être parce quil ne connaît pas votre passé, ne cherche pas à vous juger. Il ne dira pas, comme ma mère, que Nico boit parce quun arrière-grand-oncle était alcoolique. Un étranger nessaiera pas de justifier votre malheur par vos fautes.

Je me suis retrouvée assise dans une cuisine aux rideaux bleus, une tasse de tisane à la camomille entre les mains, essuyant des larmes que je croyais taries depuis longtemps.

*»Marine, comme tu veux, mais jai préparé le canapé. Repose-toi avant de repartir vers ton *nulle part*.»*
*»Daccord.»* ai-je soupiré, trop épuisée pour refuser.

Ce matin-là, je me suis réveillée avec un sourire. Le tic-tac de lhorloge, la lumière filtrant à travers les rideaux, et la langue râpeuse du caniche, Gaspard, sur mon nez.

*»Gaspard !»* La frimousse du chien semblait sourire. Jai ri malgré moi.

*»Gaspard, laisse cette pauvre fille tranquille. Et surtout, ne la réveille pas affamée !»*

Tante Raymonde est entrée avec un plateau. Lodeur du café frais et des brioches chaudes ma enveloppée.

*»Ne tétonne pas. Quand je ne dors pas, je cuisine. Ces brioches à la cannelle méritent une louange silencieuse.»*
*»Comment ça ?»*
*»Un soupir de contentement, par exemple.»*

En y goûtant, jai compris : certaines douceurs valent tous les éloges.

Ce souvenir ma fait sourire, sans serrement de cœur. Comme si javais plongé dans le passé pour en ressortir plus légère. Étrange, comme une simple brioche peut redonner goût à la vie.

Je me suis rendormie jusquau crépuscule. Gaspard ronflait à mes côtés, son pelage blanc comme la neige.

*»Mon Dieu, quelle heure est-il ?»* ai-je sursauté. La maison était silencieuse, baignée dune lumière douce. Jai cherché mes vêtements, encore vêtue du peignoir que Tante Raymonde mavait prêté.

La chambre ne ressemblait pas à celle dune vieille dame. Des posters aux murs, des haltères près de la fenêtre, un bureau en désordre. Une photo encadrée montrait deux jeunes hommes en uniforme.

*»Enfin réveillée !»* Tante Raymonde est entrée, souriante. *»À table ! Jai même acheté des pâtisseries. Nous méritons bien ça.»*

Mon estomac a grondé, trahissant ma faim.

Nous avons dîné dun délicieux civet de lapin. Elle ma raconté que les bêtes lui étaient offertes par un admirateur, éleveur dans la campagne.

*»Cent trente-cinq lapins, tu imagines ? Il les connaît tous par leur nom. Un peu fou, mais travailleur. Il me demande en mariage, mais vivre dans une ferme»*

*»Tante Raymonde, ça fait longtemps que vous vivez seule ?»*

*»Presque trente ans. Mon histoire ressemble à la tienne. Jai aussi perdu mon fils. Plus âgé que le tien. Excuse-moi den parler, mais peut-être que ça taidera. Mon Alexis est mort pendant son service militaire. Un accident. Après, mon mari et moi nous sommes éloignés. Il est retourné dans son village et a sombré. Une vieille femme ma sauvée en me disant : *Vis tant que tu peux, sinon tu ne les reverras pas.* Depuis, jattends cette rencontre. La douleur est devenue différente, presque douce.»*

Je ne voulais plus partir. Tout ici me semblait familier : la maison, Gaspard, les géraniums sur le rebord de la fenêtre

Le lendemain matin, on a frappé à la porte. Nico était là, pâle et hagard.

*»Intéressant Aucun amant en vue.»*
*»Quel amant ?»*
*»Nimporte lequel. À en juger par le nom de ce bled»*

Tante Raymonde a souri. *»Je vais préparer des crêpes. Vous aimez les champignons sauvages, jeune homme ?»*

Nous avons éclaté de rire.

Nous sommes restés deux jours de plus. Nous nous promenions dans les rues enneigées de ce petit village nommé Montfleury, main dans la main. Nico ne me lâchait plus, comme sil craignait que je disparaisse.

Le retour fut difficile. Mais en rangeant la chambre dÉtienne, nous avons souri en souvenir. Nous avons gardé quelques affaires, donné le reste.

Cette nuit-là, nous avons enfin parlé. Nico a compris quil nétait pas responsable. Personne naurait pu éviter laccident.

Je me suis endormie dans ses bras pour la première fois depuis longtemps. Au matin, lodeur du café ma réveillée.

*»Et pour moi ?»* ai-je grogné.
*»Partageons.»*

Neuf mois plus tard, la sœur dÉtienne est née. Conçue cette nuit-là, jen suis sûre. Jai longtemps hésité à lannoncer à Nico. Tante Raymonde ma encouragée.

*»Nico Je suis enceinte.»*
Il ma embrassée longuement, posant une main sur mon ventre.

Nous sommes retournés à Montfleury pour le mariage de Tante Raymonde et de son éleveur de lapins. La vie continue.

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La Vie, ce n’est pas une simple promenade : un parcours à travers les épreuves et les joies de l’existence.