**Journal de Théo 15 octobre**
Je rentrais encore du travail beaucoup trop tard. Jétais épuisé, et ma voiture, capricieuse comme toujours, avait calé plusieurs fois en route. Comme si elle sentait que bientôt, son propriétaire réaliserait enfin son rêve : soffrir cette belle italienne dont il rêvait depuis dix ans, peut-être plus. Jai souvi en montant lescalier, imaginant le jour où je prendrais le volant de cette voiture flambant neuve pour arpenter les rues de Paris. Cétait pour ce rêve que je me privais de tout, que je travaillais comme un forcené, acceptant toutes les heures supplémentaires. Juste pour men approcher un peu plus. Je ne me souvenais même plus de la dernière fois où javais pris des vacances, préférant toucher les indemnités et rester au boulot. La direction appréciait mon dévouement, bien sûr, mais sans trop me gâter. Ils savaient que je ne partirais pas, que je continuerais à trimer comme une mule. Les primes, elles, restaient rares.
Je vivais en banlieue, dans un petit appartement hérité de mon grand-père. Mes parents habitaient dans une autre ville, et nous nous voyions rarement. Je détestais quand ils simmisçaient dans ma vie, me sermonnant sur le fait quil était temps de « prendre mes responsabilités » et de fonder une famille. Mais pour moi, une femme et des enfants navaient jamais été une priorité.
En arrivant au cinquième étage lascenseur était encore en panne , jai failli trébucher sur un ivrogne assoupi devant ma porte. En allumant la lampe torche de mon portable, jai réalisé que ce nétait pas un clochard, mais une gamine denviron douze ans. Réveillée en sursaut par la lumière, elle sest redressée, frissonnante, et ma dévisagé avec méfiance. Mon regard a été attiré par la photo qui lui avait échappé des mains. Cétait moi. Je me souvenais très bien de ce cliché : une soirée avec des amis après une fête mémorable. La petite a vite ramassé la photo et sest collée au mur. Doù la tenait-elle ? Était-elle liée à mes anciens potes ? La plupart, javais coupé les ponts avec eux, nos vies ayant pris des directions différentes.
« Bonsoir, je suis venue vous voir ! » a-t-elle murmuré.
Jai sorti mes clés en feignant de ne pas lentendre. Pourquoi venait-elle chez moi ? Qui était-elle ? Une arnaque ? Une mise en scène ? Javais entendu tant dhistoires de pièges montés avec des enfants Un faux pas, et cétait la police qui débarquait. Jai scruté les alentours : aucune caméra en vue. Mais qui sait ? Les flics pouvaient se cacher derrière une porte voisine. Bien que létage soit désert le quartier était mal desservi, peuplé autrefois par des vieux, leurs enfants ayant abandonné ces logements impossibles à vendre.
« Je ne sais pas qui tu es, mais je nai invité personne ! » ai-je répondu en ouvrant la porte.
« Attendez ! Je nai nulle part où aller Vous êtes bien Théo Laurent ? »
Elle avait lair effrayée, mais dans ce monde, la méfiance était de rigueur.
« Oui. Et ce serait quoi, la suite ? »
« Alors cest bien vous Vous êtes mon père. Et vous seul pouvez maider. »
Jai éclaté de rire devant labsurdité de la situation. Quel père ? Je navais pas denfant, et je men félicitais. Enfin Jusquà maintenant.
« Dégage avant que jappelle les flics. Je nai jamais eu de gosse, et ça ne changera pas. »
Alors que je refermais la porte, elle a lancé :
« Cest trop tard ! Je nai personne dautre ! Vous ne pouvez pas mabandonner ! »
Jai secoué la tête, comme pour chasser un mauvais rêve. Que se passait-il ? Pourquoi cette gamine prétendait-elle être ma fille ?
Dans la cuisine, jai préparé un bouillon en me demandant si elle était encore là. À travers la porte, jai entendu des sanglots étouffés. Pas ceux dune enfant capricieuse, mais ceux dune petite adulte, marquée par la vie. Malgré mes doutes, jai ouvert.
« Entre. Raconte-moi ton histoire. »
Elle sest précipitée à lintérieur. Je lui ai servi un thé et des biscottes un peu rassises je ne faisais jamais de stocks, préférant manger à la cantine du boulot.
« Je mappelle Élodie », a-t-elle dit. « Vous avez connu ma mère à une soirée étudiante. Elle est venue à Paris pour un spectacle. Daprès son journal intime, que jai trouvé, votre relation a été intense. » Elle a rougi. « Enfin, pas de détails ! Juste quelle vous trouvait parfait, mais que vous lavez chassée le lendemain. Elle est rentrée chez elle et a essayé de vous oublier puis elle a découvert quelle était enceinte. Elle a décidé de mélever seule. Elle a tout fait pour moi, mais » Sa voix sest brisée. « Elle est malade. Le cœur. Il faut une opération On na pas largent. Personne pour nous aider. Si vous refusez, elle va mourir, et on menverra à lorphelinat. Votre propre fille ! »
Jai repensé à cette nuit, treize ans plus tôt. Une aventure éphémère avec une certaine Camille. Si elle était tombée enceinte Élodie ne me ressemblait pas, mais en lobservant mieux, jai remarqué une tache de naissance en forme détoile sous son oreille. Exactement comme la mienne.
Mon sang na fait quun tour. Même si cétait vrai, je ne leur devais rien. Elles mavaient caché cette enfant pendant des années.
« Je ne te dois rien ! Tu dormiras ici, et demain, tu rentreras. »
Elle ma traité de « minable », a refusé de manger et sest couchée en bougonnant.
Pendant des heures, jai réfléchi. Jai trouvé une cagnotte en ligne pour Camille. Personne ne donnait. Les gens préféraient aider les enfants, pas une femme adulte avec une ado.
Jai ouvert ma cachette, où jentassais largent de ma future voiture. Lodeur du cuivre neuf me revenait je la connaissais bien, mon patron changeait de bagnole chaque année et nous en faisait profiter pour frimer.
Mais à quoi bon une voiture neuve ? Ma vieille Clio roulait encore bien. Et puis cette voiture, cétait un rêve de jeune homme, pour impressionner les filles. Javais changé.
Et si je sauvais une vie à la place ?
Le lendemain, jai conduit Élodie à la gare. Elle ma insulté tout le trajet. Je nai rien répondu.
Trois mois plus tard, en rentrant du travail, jai vu une lumière devant chez moi. Cétait Camille et Élodie. La gamine sest jetée dans mes bras en pleurant :
« Papa, merci ! Pardonne-moi pour ce que jai dit ! Tu es le meilleur ! »
Camille souriait, plus belle que jamais.
Cette nuit-là, javais glissé largent dans le sac dÉlodie, à côté de la photo. Je savais quelle la trouverait.
« Merci », a chuchoté Camille.
Jai invité les deux à entrer. On a bu du thé, mangé des pâtisseries. Puis Élodie nous a laissés seuls.
Camille ma tout expliqué : sa peur de me revoir après cette nuit, son choix de garder lenfant sans moi. Elle ne savait pas quÉlodie était venue me trouver.
« Cest bien ma fille ? » ai-je demandé.
« Oui. Regarde-la mieux. »
Jai appelé mon patron pour un jour de congé. Le lendemain, on est allés au parc dattractions. Jai promis de leur rendre visite.
Et je lai fait. Jai demandé à Camille dessayer de construire quelque chose. Pour Élodie. Pour nous.
Elle a accepté en pleurant.
Deux mois plus tard, je les ai présentées à mes parents. Ils étaient ravis.
Quant à la voiture je lai achetée plus tard, après avoir changé de travail.
Parce quà présent, javais une famille. Et ça, ça valait tous les rêves du monde.
**Leçon du jour :** Parfois, la vie nous offre une seconde chance là où on ne lattendait plus. Il faut savoir lâcher ses vieux rêves pour en saisir de nouveaux.







