Je t’ai mis au monde pour moi

**Journal dun homme libre**

*Lundi, 15 octobre*

Et où crois-tu aller comme ça ? La voix de Véronique Dubois résonnait, glaciale et accusatrice.

Élodie soupira en fermant son sac à dos. Ces mots, toujours les mêmes, lui tordaient lestomac. Elle connaissait trop bien ce ton, annonciateur dun nouvel interrogatoire.

Au travail, maman, répondit-elle en forçant un calme quelle ne ressentait pas.

Quel travail ? Véronique éclata, sa voix montant dun cran. Tu nas pas de service aujourdhui ! Je men souviens très bien ! Où vas-tu vraiment ? Avoue !

Élodie se retourna. Sa mère barrait lentrée, bras croisés, regard noir.

On ma demandée pour un remplacement à la boulangerie. Un peu dargent en plus ne fait jamais de mal, expliqua-t-elle sans hausser le ton.

Tu mens ! Sa mère avança dun pas. Tu penses que je ne sais pas ? Tu sors avec un garçon, cest ça ? Ingrate ! Je tai élevée, sacrifié ma vie pour toi, et tu oses me mentir comme ça ?

Le visage de Véronique sempourpra.

Élodie la fixa droit dans les yeux. Son regard, chargé de lassitude et de douleur, fit hésiter sa mère un instant.

Viens avec moi, si tu ne me crois pas, murmura-t-elle avant de franchir la porte, laissant derrière elle les cris inaudibles de Véronique.

Dans la rue, les pensées dÉlodie tourbillonnaient comme des feuilles dautomne. Vingt-quatre ans. À son âge, dautres filles avaient un appartement, une carrière, une vie. Elle ? Elle vivait encore sous surveillance, comme une enfant.

Le souvenir de luniversité la transperça. Elle avait rêvé de devenir enseignante. Les examens étaient réussis, les notes suffisantes. Mais sa mère avait tout fait capoter.

À quoi bon ces études ? Tu traînerais Dieu sait où, comme toutes ces étudiantes ! Et moi ? Qui soccuperait de moi ?

Élodie avait cédé, comme toujours. Sa mère lavait placée dans une épicerie à cinq minutes de chez elles. *Pour savoir où tu es.*

Et elle y venait. Sans prévenir. Sous prétexte dacheter du pain ou du lait, mais en réalité pour vérifier que sa fille était bien à sa place.

Ça datait de loin. Adolescente, Élodie devait rentrer à la minute près. Deux minutes de retard déclenchaient un interrogatoire : avec qui ? Pourquoi ? Les sorties entre amies ? Scandale. Les invitations aux anniversaires ? Refus catégorique.

On ne sait jamais ce qui se passe dans ces fêtes.

La porte de lépicerie grinça. Lodeur du pain chaud lui parvint. Elle enfila son tablier et rejoignit ses collègues, Amélie et Sophie, qui riaient en évoquant leurs projets du week-end.

On essaie ce nouveau café samedi, et ensuite, cinéma !

Élodie détourna le regard. *Ses* week-ends ? Ménage, cuisine, télévision, sous lœil de Véronique.

Deux jours plus tard, à table, un murmure lui échappa :

Je veux vivre seule.

Le silence tomba comme une lame. Le visage de sa mère vira au pourpre.

*Seule* ? Toi ? La voix de Véronique tremblait. Sans moi, tu ne survivras pas ! Le monde est cruel, les hommes, des menteurs…

Les autres y arrivent bien…

Si tu reparles de partir, sa mère baissa la voix, menaçante , je tenfermerai ici. Compris ?

Les larmes coulèrent.

Pourquoi ? Quest-ce que jai fait ?

Véronique eut un sourire étrange, presque satisfait.

Rien. Je tai eue *pour moi*, pas pour que tu te perdes dehors. Tu resteras là.

Les mots glacèrent Élodie. *Pour elle.* Comme un objet.

Les jours suivants, elle joua la docilité. Mais en secret, elle prépara sa fuite. Passeport, économies cachées sous le matelas.

À la fin de son service, elle alla voir le gérant.

Monsieur Laurent, je dois démissionner. Tout de suite.

Il écouta son histoire, puis proposa :

Nous avons une succursale à lautre bout de Lyon. Je peux ty transférer.

Elle accepta, trouva une chambre modeste. Elle brisa sa carte SIM. Personne ne la retracerait.

Une semaine plus tard, dans sa petite chambre aux murs défraîchis, elle respirait enfin.

Parfois, sa main cherchait son téléphone, pris par lhabitude de tout raconter. Mais elle résistait. Un appel, et sa mère la retrouverait.

La solitude pesait, mais les mots *Pour moi* résonnaient, lui rappelant quelle avait choisi la liberté.

Ce nétait pas une vie, ce quelle avait connu. Seulement une lente extinction.

Maintenant, elle apprenait à vivre *pour elle*. Difficile, douloureux, mais nécessaire.

*Parfois, la famille est une prison. Et sen libérer, le premier pas vers soi.*

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Je t’ai mis au monde pour moi
Не просто доченька, а независимая душа