À soixante ans, Pierre se retrouva submergé par le regret des actes de sa jeunesse. Ces derniers temps, les souvenirs de ses erreurs passées revenaient sans cesse, comme si lâge avait ouvert les vannes de la mémoire. Il tentait de les chasser, mais ils simposaient malgré lui, persistants et lourds.
Dès lenfance, Pierre était emporté par sa fougue. Son sens de la justice, exacerbé, le poussait à laction dès quil percevait une injustice. Impossible pour lui de rester les bras croisésil en venait souvent aux mains.
En grandissant, il devint même une sorte darbitre parmi les garçons du village.
« Dis, Pierrot, qui a tort ? demanda un jour un gamin. Si Mathis et Théo ont volé des pommes dans le jardin du vieux Marcel, et que le vieux na attrapé que Théo Alors Théo a balancé Mathis, et Mathis la tabassé pour ça. Après, Théo sest plaint à son père, et Mathis a pris une raclée à son tour. »
Pierre tranchait ce genre de litiges, et les autres garçons le respectaient pour ça.
Les années passèrent. En quatrième, une nouvelle injustice le frappa de plein fouet. Pierre était un sportif accomplifootball, volley, et surtout ski de fond, où il surpassait tous ses camarades.
Lors des sélections pour les championnats départementaux, il remporta la course scolaire haut la main.
« Pierrot, cétait couru daprès moi, lui dit son ami Mathis. Le prof de sport va tenvoyer aux compétitions, cest sûr. »
Mais le prof en décida autrement. Il désigna Gabriel, le fils dun de ses amis, pour représenter lécole.
« Cest Gabriel qui ira, annonça-t-il, tandis que ce dernier affichait un sourire narquois. »
La classe protesta, mais le professeur coupa court. Pierre, bouillonnant, savança :
« Pourquoi cette injustice ? »
« Parce que Gabriel quitte lécole après cette année. Toi, tu iras lan prochain. Cest tout, va-ten. »
Il poussa Pierre du bout des doigts.
Sur le chemin du retour, Pierre tomba sur Gabriel. Il ne pensait pas lavoir tant frappé, mais le garçon dut renoncer aux compétitions. Pierre non plus ny participa, et laffaire fit scandale. La mère de Gabriel était professeure dhistoire dans létablissement.
Dès lors, le prof de sport et cette enseignante lui firent payer son audace. À la fin de la quatrième, Pierre quitta lécole. Ses parents le grondèrent, mais il trouva du travail.
« Maman, arrête, supplia-t-il. Si je reste, je finirai par frapper quelquun. »
Sa mère, connaissant son tempérament, ninsista pas.
Dans un village, les options étaient limitées : la ferme. Pierre se rapprocha de Michel, le vétérinaire. Il adorait laider, apprenant les ficelles du métier. Michel voyait son potentiel.
« Dommage que tu aies arrêté lécole, Pierrot. Tu aurais pu me remplacer un jour. »
« Jaime soigner les bêtes, cest vrai. »
Mais le destin sen mêla. Gabriel, justement, devint vétérinaire et prit la place de Michel à la retraite. Pierre observait son travail en silence, constatant son manque dexpérience. La théorie, cétait une chose ; la pratique, une autre.
Il ne simmisça pas.
« Il a un diplôme. Il doit savoir ce quil fait. »
Un jour, le directeur de la ferme ordonna à Gabriel de vacciner tout le bétail. Pierre maîtrisait la tâche, ayant souvent secondé Michel.
Gabriel, conscient de ses limites, alla demander de laide au vieux vétérinaire. Mais Michel, avec une jambe dans le plâtre, ne pouvait bouger.
« Demande à Pierre, il sait faire. »
Gabriel neut dautre choix que de sadresser à lui.
« Aide-moi à vacciner les vaches et les cochons. Je ny arriverai pas seul. »
Mais Pierre gardait rancune pour cette injustice dautrefois.
« Tu es le spécialiste. Cest ton travail. Si je taide, cest toi qui sera payé. »
Le lendemain, le directeur réprimanda Gabriel devant tous. Alors, celui-ci revint vers Pierre, ivre et presque en larmes.
« Pardonne-moi pour ce jour au collège. Aide-moi, Pierrot. »
Pierre eut pitié.
« On ne peut pas garder une rancune éternelle. »
Il laida. Le travail fut vite fait, et le directeur les félicita. Mais Gabriel offrit une bouteille de vin en remerciement. Pierre la prit, le fixa, puis la brisa contre un rocher.
« Un simple merci aurait suffi. »
Il séloigna sans un regard.
Les années filèrent. Un jour, sous dautres circonstances, Pierre frappa à nouveau. Les salaires narrivaient plus. Pour survivre, il éleva des veaux.
Une voisine, mamie Claudine, lui demanda un service.
« Emmène-moi en ville, Pierrot. Le bus est trop dur pour moi. »
Il la conduisit, refusant son argent. Mais elle glissa quelques euros sur le siège.
« Cest pour lessence. Et si jai encore besoin de toi ? »
Elle raconta son geste à tout le village. Bientôt, dautres vinrent le solliciter. Pierre ne refusait jamais, acceptant ce quon lui donnaitou rien du tout.
Cela dura six mois, jusquà ce que Nicolas, un voisin jaloux, se mît à proposer le même service contre paiement. Les gens se plaignirent à Pierre.
« Pourquoi tu les escroques ? Et tu répands des rumeurs sur moi ? »
« Je fais ce que je veux. Si ça te dérange, cest que tu es jaloux. »
Pierre lui envoya un coup de poing. Nicolas tenta den faire un scandale, mais personne ne le soutint.
Plus tard, Pierre et Sacha creusèrent des fosses septiques. Les commandes affluèrent ; ils engagèrent deux aides. Un jour, Pierre tomba malade. À son retour, Sacha ne lui donna rien.
« Arkady ne ma pas payé », pensa-t-il.
Mais Arkady assura avoir tout remis à Sacha.
Pierre interrogea les aides. Ils navaient reçu quune misère.
Furieux, il confronta Sacha.
« Où est largent ? »
« Arkady na presque rien donné Et puis, ma femme et moi, on a tout dépensé. »
Pierre le frappa. Ils ne travaillèrent plus jamais ensemble.
Mais avec lâge, la culpabilité le rongea. Il se rendit à léglise, écoutant les sermons sur le péché.
« Jai défendu la justice, mais jai commis trop derreurs. Frapper nétait pas la solution. »
Sacha était mortpas par sa faute, mais lidée le hantait.
À lapproche de ses soixante ans, Pierre ruminait ses regrets. Les nuits étaient longues.
« Si quelquun avait frappé mes fils Jai eu tort. Mais il est trop tard. »







