**Une belle-mère au cœur de mère**
Il ny a pas si longtemps, les cloches de mariage avaient résonné. Toute la famille sétait réunie, chantant, dansant, riant Personne naurait pu imaginer que ce serait leur dernière rencontre. Seule la belle-mère, Marguerite, restait assise, lair sombre. Elle nappréciait guère cette frêle et petite bru, Élodie : « Oui, elle est jolie, Dieu la bien dotée, je ne suis pas aveugle. Mais à quoi sert cette beauté ? Pourrait-elle soulever une botte de foin, porter un seau deau ou tenir une fourche ? Moi, jai trimé toute ma vie. Je pensais que mon garnement de fils épouserait une solide gaillarde pour me remplacer, et voilà quil ramène à la maison une douceur plutôt quune travailleuse. » Marguerite ruminait, sénervait, et son amertume néchappait pas à Élodie.
Louis, le mari, rassurait sa jeune épouse, mais la prévenait : sa mère ne lui ferait pas de cadeau. Elle détestait les femmes frêles, les petites. Pour elle, la force résidait dans les mains larges, le dos solide, la démarche rapide. Elle avait suffisamment de force pour coucher son ivrogne de mari dun seul geste. Et quand elle attelait le cheval, même les palefreniers sécartaient. Derrière la charrue, elle marchait droite, tenant fermement les mancherons, et sous ses mains puissantes, la terre se retournait en larges mottes luisantes. À la fenaison, elle montait un tas de foin en une heure là où dautres brigades peinaient une demi-journée à en assembler un bien plus petit.
Dieu lui avait donné la force dun homme, mais lui avait refusé la douceur dune femme. La mère dÉlodie, elle non plus, ne tenait pas à marier sa fille. Bien que ce ne fût pas trop tôt, elle ne voulait pas la livrer à loppression de Marguerite. Elles habitaient près lune de lautre, et Claire sétonnait de la force surhumaine de Marguerite : elle changeait seule les poutres du toit, labourait seule, engrangeait seule. Quelle bru pourrait lui plaire ? Qui pourrait rivaliser avec elle ? Et si quelquun essayait, elle en rirait aussitôt.
Mais Élodie nécouta pas sa mère. Confiante en son caractère, elle pensait que sa belle-mère vieillirait, soccuperait des petits-enfants, tandis quelle et son mari géreraient la ferme à leur manière. « Après tout, Marguerite est seule, et nous sommes deux. Nous saurons lapaiser », se disait Élodie.
Personne ne savait que la guerre était si proche, que lattente des jeunes mariés ne serait pas le bonheur, mais les larmes. Six mois après le mariage, la guerre éclata. Ce temps sembla à Élodie une épreuve. Louis la chérissait, la protégeait, ce qui exaspérait sa mère. « Quel homme ! Il ne la laisse même pas porter un seau deau. Tout le temps à lembrasser, ce paresseux. Il tient de son père, ce bon à rien. »
Marguerite avait été mariée par sa mère à un veuf dont la femme était morte de la rougeole. Elles vivaient dans la misère, le toit de chaume fuyait, la vache était morte, pas de cheval, pas daide. Pour sa mère, ce gendre était un salut contre la faim et le froid. Mieux valait épouser un veuf que de rester vieille fille. Lhomme était timide, ivrogne mais calme. Il avait une vache, un cheval que demander de plus ?
Épuisé par son veuvage et son enfant, Georges accepta nimporte quelle remplaçante. Voyant les traits rudes de Marguerite, sa haute taille, ses épaules larges, il marmonna à sa belle-mère :
« Bon, quelle tienne la maison. »
Pendant deux semaines, ils ne parlèrent pas. Seul le petit saccrochait à la jupe de sa nouvelle mère, réclamait ses bras et souriait. Avec le temps, Marguerite devint une parfaite maîtresse de maison, mais elle ne put jamais aimer son mari. Et Georges ne lui montra aucune tendresse. Marguerite ne trouva aucune joie dans sa vie de couple, sauf laffection de son fils et son amour filial.
Marguerite shabitua à son rôle de mère et dépouse délaissée. Avec son fils, elle pouvait parler des heures, lui enseigner la patience au travail, lui expliquer, montrer, et pour son obéissance, lembrasser fort sur le crâne. Bien sûr, il y eut aussi des coups de fouet, la ceinture sur les fesses. Marguerite ne répétait jamais deux fois. Pour les bêtises, elle frappait parfois si fort quelle sen effrayait elle-même. Puis elle pleurait, se repentait, et tous deux se demandaient pardon.
Louis grandit beau, gentil, attentif, aimant sa mère. Quand son père mourut, on ne peut pas dire quils en furent accablés. Marguerite fit le bilan et dit à son fils :
« Je remercie Dieu pour toi, mon fils. Je nai pas voulu être une marâtre, jai essayé dêtre une mère. »
Son sourire luttait contre ses traits masculins et gagnait. Tout son visage silluminait, son regard devenait tendre, ses yeux rayonnaient de chaleur et de bonté. Des ruisseaux coulaient sur ses joues, ses lèvres sétiraient en un charmant sourire. Ses mains robustes aux larges paumes enlaçaient les épaules de son fils, et, pressant sa tête contre sa poitrine, Marguerite le réconfortait dune voix douce mais rauque :
« Mon fils, le temps passe vite. Tu deviendras un homme, tu te marieras, tu amèneras une belle et forte fille. Nous construirons une nouvelle maison, et tu me garderas un coin, nest-ce pas ? Il faudra bien que je surveille lordre, même si ta femme sera habile. »
Louis souriait, docile, et pensait : « Ma belle maman, si bonne, si forte, la meilleure. Bien sûr, je ne la laisserai jamais souffrir. Pas comme père, qui vivait à côté sans vraiment exister, comme une ombre suivant ma mère. Quest-ce qui lui manquait ? »
Le temps fila. Le mariage, puis la guerre, écrasant tout sur son passage. Marguerite, après avoir conduit son fils au front, laissa tomber ses épaules, baissa la tête, prit son tablier à deux mains et hurla dedans. Élodie sapprocha sans bruit, posa une main sur son épaule et, pleurant elle aussi, essaya de la consoler. Marguerite releva la tête et dit :
« Ne me console pas, prie Dieu. Demande-Lui de ne pas rompre le fil de sa vie. Louis, cest ma vie. Sans lui, je ne vivrai plus. À quoi bon ? Pour qui ? »
Commencèrent les jours les plus durs. Marguerite ne voyait aucune aide chez sa bru. Quand Élodie allait chercher de leau, elle ne portait quun demi-seau. Pour le bois, trois bûches à peine. Quand elle pétrissait le pain, la pâte pleurait sous ses petits poings impuissants. Pour traire la vache, ses mains trop petites ne parvenaient pas à saisir les pis. Et quand elle retirait le gros chaudron du four, le cœur de Marguerite tombait dans ses talons : elle craignait à chaque instant que sa bru maladroite ne le fasse basculer.
« Ah, notre malheur, cette incapable ! Elle aurait dû rester célibataire. Mais non, la voilà à mon cou. Où sa mère la-t-elle fourrée ? Maintenant, cest mon fardeau, pas le sien. Quelle misère avec toi, pas une bru, une moitié de travailleuse. »
Mais au regard de Marguerite, Élodie comprenait quil ny avait pas de méchanceté dans ces mots, pas de reproche cruel. Juste des grondements, des reproches nés de la peur du lendemain. Que faire ? Retourner chez sa mère ? Bientôt, son ventre la trahirait.
Un matin, au petit déjeuner, Marguerite remarqua quÉlodie nallait pas bien. Elle combattait ses nausées avec des cornichons du pot. Marguerite elle-même avait connu des fausses couches. Elle navait pas su ménager sa force, son mari ne lavait pas épargnée, et elle ne sétait pas épargnée non plus. Elle travaillait comme une bête, oubliant quelle était une femme, et enceinte. Mais elle savait ce que signifiait engloutir un pot de cornichons.
La famine avançait à pas lents, mais sûrs. Marguerite avait caché farine, sel et sucre au grenier, mais la guerre, sans la consulter, était prête à tout dévorer.
Élodie saffaiblissait, ne tenait plus debout, ne pouvait même pas tenir une cuillère. Tout ce quelle mangeait ou buvait ressortait aussitôt. Marguerite lui donnait des pommes marinées, des cornichons, du pain noir beurré et salé, murmura







