**Le Grand Prix**
Marie-Madeleine devint veuve à 32 ans, laissant derrière elle deux enfants : un fils, Victor, et une fille, Lorraine.
Elle sinterdit toute idée de vie sentimentale. Tout son amour inassouvi se reporta sur laîné, Victor. Dans ce garçon calme et docile, elle voyait son soutien pour ses vieux jours.
Lorraine, elle, tenait de son père : rêveuse, impulsive, avec une étincelle de têtue dans le regard. Elle refusait de se plier aux règles rigides du monde maternel. Leurs conversations ressemblaient souvent à des escarmouches.
Tu dois penser à ton avenir, pas à tes petits poèmes ! grondait Marie-Madeleine en lui arrachant son cahier griffonné.
Et que faire dans cet avenir ? Travailler à lusine comme toi ? Survivre ? rétorquait Lorraine.
Victor, lui, grandit dans une atmosphère dadoration. Ses erreurs étaient pardonnées, ses petites victoires élevées au rang dexploits. Il comprit vite : sa mère serait toujours de son côté. Elle ferait tout pour lui, et même plus, à condition de ne pas lui gâcher lhumeur. Il nétait pas méchant. Juste habitué à être pratique et à prendre.
Lorraine, brisée par cette guerre froide, quitta la maison à dix-huit ans. Elle sinscrivit en école normale, obtint une chambre en cité universitaire. Elle appelait rarement, venait encore moins, et chaque visite finissait en dispute.
Puis elle disparut complètement.
Quand les voisines demandaient des nouvelles de sa fille, Marie-Madeleine fronçait les sourcils, détournait le regard. Victor, si sa mère abordait le sujet, haussait les épaules : « Elle nétait pas bien ici, quelle assume sa vie. » Il était marié, mais revenait chaque dimanche pour savourer ses boulettes préférées, repartir avec un tupperware bien rempli, et prendre un peu dargent « pour les petits frais ».
Cinq ans passèrent.
Un jour, Lorraine apparut sur le seuil. Pas seule. Une petite fille aux grands yeux se tenait à sa jupe. Lorraine, elle, était maigre comme une ombre, et toussait à fendre lâme.
Quest-ce que cest que ça ? demanda Marie-Madeleine dune voix glaciale.
Lorraine avait disparu pour une raison. Elle avait caché sa grossesse, puis la naissance de sa fille, Marine. Elle savait que sa mère ne lui ferait pas de cadeau. Elle travailla deux jobs, vécut dexpédients, jusquà ce que sa santé lâche. Les médecins ne promettaient rien. Il fallait quelquun pour Marine
Ainsi le cercle se referma. Lorraine dut revenir sur ce seuil quelle avait tant voulu franchir.
Marie-Madeleine les accueillit en silence. Non par amour, mais par devoir mal placé. « Quen diraient les gens si je chassais ma fille malade et son enfant ? »
Elles sinstallèrent dans la plus petite chambre. Lorraine séteignit lentement. Marine, comme une pousse perçant le bitume, senracina peu à peu dans le cœur durci de sa grand-mère.
Marie-Madeleine découvrit que cette petite ne la craignait pas. Elle croyait en elle. Laimait sans méfiance. Marine lui apportait ses gribouillis « des dessins pour Mamie Marie » , lembrassait le matin, et tentait de la consoler quand elle bougonnait. La nuit, après un cauchemar, elle courait non vers sa mère, mais vers le lit large et dur de sa grand-mère.
Lorraine mourut sans bruit, comme si elle navait jamais vécu.
Il ne resta plus que deux femmes : une vieille, pour qui tout était passé, et une petite, pour qui tout était à venir.
Cest alors que la glace fondit.
Marie-Madeleine, qui avait toujours craint la faiblesse, la découvrit en elle. Elle apprit à Marine à faire des tartes, lui raconta des histoires familiales (édulcorées, bien sûr), pleura la nuit en pensant à sa froideur envers Lorraine. Son amour pour Marine était douloureux, tardif, une manière de racheter sa faute.
Victor détestait ça.
Maman, tu vas la gâter ! grognait-il en la voyant acheter une robe à la petite. On nest pas millionnaires.
Cest mon argent ! rétorqua Marie-Madeleine, et pour la première fois, une pointe dacier perça dans sa voix, dirigée contre lui.
Les années passèrent. Marine devint indispensable à sa grand-mère. Victor vint de moins en moins, ses visites nétaient plus que formalités. Pourtant, il était convaincu que lappartement et la maison de campagne lui reviendraient sa nièce était « une étrangère », pas une héritière directe.
Marie-Madeleine remarquait son regard calculateur, ses allusions après un verre : « Il faudrait mettre les papiers en ordre. » Son cœur, enfin capable daimer vraiment, se serrait pour lui. Pour ce garçon qui navait jamais grandi.
Sa décision fut silencieuse. Pas de testament qui diviserait tout. Elle fit plus malin.
Elle emmena Marine à la banque et lui transféra ses comptes. Pas des millions, mais lépargne dune vie.
Mamie, pourquoi ? Je ne demande rien !
Tais-toi, dit-elle sévèrement. Ce nest pas pour toi. Cest pour moi. Pour que je sache que tu auras ton pain quotidien. Pour que tu ne dépendes de personne. Surtout deux.
Elle savait que Victor pressurerait Marine pour lhéritage. Grâce à cet argent, elle ne serait pas démunie.
Victor vivait dans un HLM de deux pièces en banlieue. Lappartement venait de sa femme, Élodie. Ils étaient modestes, navaient jamais eu les moyens de rénover. Une atmosphère de stagnation régnait, comme si le temps sétait arrêté dans les années 90.
Son obsession ? Le trois-pièces de sa mère, en plein centre-ville. Avec ses hauts plafonds et ses moulures. Pour lui, cétait plus quun bien. Une récompense méritée.
Dabord, il navait jamais déçu sa mère. Ensuite, cétait son droit. Il, le fils aimant et aimé, attendait cela comme son grand prix. Son ticket pour une vie meilleure. Avec cet héritage, il réglerait ses dettes, mettrait de côté.
Quand le notaire lui expliqua que Marine avait les mêmes droits, ce fut un choc. Pour lui, les héritiers, cétait lui et Lorraine (dont il sétait déjà attribué la part). Partager avec Marine signifait leffondrement de son rêve.
Alors, quand on parlait dhéritage, Victor changeait. Son apathie habituelle devenait agressivité.
Elle na aucun droit ! tonnait-il en arpentant le salon. Cest mon appartement ! Celui de maman ! Quest-ce que cest que cette histoire de part ? Qui elle est, cette Marine ?
Élodie tricotait en silence. Elle avait entendu mille fois le même disque : Lorraine avait empoisonné leur vie, puis était revenue avec sa progéniture.
Victor comptait tout en argent. Oui, Marine aidait sa grand-mère. Mais lui aussi ! Il lui apportait des courses une fois par mois, appelait le plombier, lui consacrait ses dimanches !
Et Marine ? Elle vivait là. Elle aurait pu être à lorphelinat.
Pendant six mois, il prépara sa bataille. Consulta des avocats, harcela Marine. « Je te traînerai en justice », menaçait-il.
Après une nouvelle vague dhumiliations, Marine les invita à dîner. Elle prépara les plats préférés de sa grand-mère.
Oncle Victor, tante Élodie, dit-elle doucement, je vous cède ma part de lappartement. Il est







