Léa, tu es encore là ? Lucie passa la tête dans la salle de bains où sa sœur aînée se coiffait avant daller travailler.
Bien sûr que je suis là ! Chez vous, les télécoms, cest nimporte quoi : une équipe à sept heures du matin ! Nous, les bureaux, on a des horaires normaux, de huit à cinq.
Oh, pas possible, « les bureaux » ! ricana Lucie. Vous êtes aussi usine que nous ! Sauf que vous, vous vous prenez pour des génies, planqués dans vos labos en blouses blanches.
Qui ta empêchée de faire des études dingénieur, hein ? sénerva Léa. Non, toi, il fallait suivre ton chéri Adrien en école de télécoms !
Oh, arrête ! fit Lucie en haussant les épaules. Adrien, cest de lhistoire ancienne ! Dégage de la salle de bains, je veux me doucher et dormir. Quelle nuit de fou !
Lucie détestait quon lui rappelle cette histoire. Adrien, son camarade de classe, était à ses yeux dune beauté à couper le souffle. Elle en était tombée folle amoureuse dès le collège. Lui aurait dû faire du cinéma, mais il avait choisi lécole de télécoms. Alors, Lucie, le cœur lourd, ly avait suivi. Sauf quil navait pas apprécié sa « sacrifiée ». Après le diplôme, il avait épousé une camarade de promo.
Lucie se lava rapidement, enfila son pyjama douillet et, bâillant, se dirigea vers la cuisine.
Quest-ce que je pourrais grignoter pour ne pas me réveiller affamée ?
Sous le couvercle, il reste une moitié domelette, jen avais fait pour deux, proposa Léa.
Encore des œufs ! Je ne supporte plus ça. Donne-moi quelque chose de léger.
Lucie sortit des flocons davoine instantanés, les arrosa deau bouillante et remua lentement.
Tu vas ten dormir ! ironisa sa sœur.
Lucie avala deux cuillerées de cette bouillie fade et repoussa son bol.
Non, je vais me coucher.
Elle regagna sa chambre, et bientôt, son ronflement régulier résonna. Léa jeta un coup dœil à lheure : « Pourquoi me suis-je levée si tôt ? Encore une demi-heure à scroller. » Elle sinstalla dans le fauteuil occupant un coin de leur spacieuse cuisine et plongea dans son téléphone.
Soudain, on sonna à la porte. Léa ouvrit et reçut une dépêche de félicitations de lointains cousins refusant les modernités : « Bonne année, santé, bonheur » Elle signa le reçu et retourna à son fauteuil près du radiateur.
Puis elle entendit Lucie aller aux toilettes avant de sarrêter dans lentrée et de sexclamer : « Quelle idiote ! » Léa tendit loreille : Lucie remua des chaussures, ferma une fermeture éclair Puis la porte claqua.
Lucie, tu vas où ? bondit Léa, mais sa sœur avait déjà disparu, laissant son téléphone sur la table de nuit.
Incroyable ! Elle a oublié quelque chose au boulot ?
Et Léa retourna dans la douce chaleur de la cuisine.
***
Lucie courait sur le trottoir glacé, scrutant les silhouettes devant elle. Il faisait encore sombre, mais elle espérait apercevoir le manteau de sa sœur. Quand on avait livré la dépêche, elle dormait, mais le claquement de la porte lavait réveillée. Le silence lui fit croire que Léa était déjà partie.
Après sêtre retournée dans son lit, elle était allée aux toilettes et, passant par lentrée, avait vu le badge dusine de Léa sur la table. « Quelle idiote ! » sétait-elle écriée, pensant que sa sœur lavait oublié. Elle avait enfilé à la va-vite une doudoune par-dessus son pyjama, chaussé ses bottes, attrapé le badge et sétait élancée pour « rattraper Léa ».
Mais parmi les ouvriers marchant vers lusine, pas trace de sa sœur. Lentreprise nétait quà dix minutes, alors Lucie arriva vite au portail. Bien sûr, Léa nétait pas là. Elle demanda au gardien sil lavait vue. Celui-ci secoua la tête, perplexe.
Elle nest pas passée. Il est à peine sept heures et demie, elle arrive toujours à sept heures cinquante-cinq pile.
Sept heures et demie ? saffola Lucie. Quelle cruche je fais !
Le gardien souleva ses yeux et la regarda comme si elle tentait de faire entrer un missile antiaérien dans lusine.
Je pars ! cria Lucie en détalant.
Léa doit être folle dinquiétude !
À bout de souffle, elle approchait de chez elle quand elle glissa sur une flaque gelée, recouverte de neige fraîche, et sétala de tout son long sur le trottoir.
Maman ! gémit-elle quand un passant sapprocha pour laider.
Vous arrivez à vous relever ? demanda-t-il avec sollicitude.
J-je ne sais pas Non, je crois que je ne peux pas ! balbutia-t-elle en levant les yeux.
Cétait un jeune homme dans un manteau chaud, sous lequel dépassait un pan de blouse blanche. Son regard était fatigué, mais curieux et compatissant.
Pourquoi courir ainsi sur le verglas ? demanda-t-il doucement.
Cest compliqué. Oh, je dois rentrer vite, sinon ma sœur va me tuer ! Mais en essayant de se relever, elle hurla de douleur.
Lhomme soupira et ordonna :
Accrochez-vous à moi. Bien, comme ça.
Il la souleva dans ses bras et la porta jusquà lentrée.
Quel étage ? demanda-t-il dans lascenseur.
Troisième, murmura Lucie, rougissante.
Jamais elle navait été aussi près dun homme, et si séduisant. Il sentait légèrement le parfum masculin et quelque chose dautre, médicinal.
Enfin, ils sonnèrent à la porte.
Lucie ? Quest-ce qui sest passé ? Où étais-tu ? sexclama Léa, stupéfaite, en laissant entrer linconnu dans lappartement.
Bonjour. Votre sœur sest blessée, probablement une entorse, expliqua le sauveur en se dirigeant vers le salon.
Je texpliquerai plus tard, daccord ? Lucie tendit le maudit badge à Léa.
Ah, le voilà ! Je le cherchais partout ! Léa le fourra dans son sac et fila vers la sortie, avant de revenir :
Lucie, cest un ami ? Je peux te laisser avec lui ?
Oui, oui, rassura linconnu. Je suis médecin. Attention au verglas.
Léa hocha la tête et dévala les escaliers.
Alors, Lucie, déclara le médecin avec professionnalisme, examinons cette cheville.
Il retira délicatement sa botte et siffla : larticulation était tuméfiée, déformée.
Cest grave, hein ? gémit-elle.
Entorse. Il faut aller à lhôpital.
Non, pas lhôpital ! Après ma nuit, je suis épuisée, et là-bas, ils vont me trimballer aux rayons X !
Vous aussi, vous venez de finir votre nuit ? Nous sommes collègues ?
Oh non, rougit Lucie. Je travaille au standard téléphonique de lusine ! Les machines tournent jour et nuit, alors on doit surveiller les lignes.
