La Mémé : Une Figure Emblématique de la Sagesse et de la Tendresse Française

**Journal intime 15 Juin**

Un petit lotissement en bord de Seine, près dune ville tranquille en Normandie. Notre maison donne directement sur la rivière. À côté, il y a la maison de Valentin et Thérèse, puis celle de Mémé. Les autres maisons existent, bien sûr, mais elles ne nous intéressent pas pour linstant.

Valentin a acheté son terrain il y a sept ans, et les travaux ont commencé aussitôt. Engins de chantier, ouvriers marocains, remblai de gravier, pilotis, fondations De mai à septembre, ça na pas arrêté. Et voilà : une grande maison, un puits, une cuisine dété, des remises, un garage, et même un sauna. Le calme ? Oublié. Valentin ne se contente pas de donner des ordres, il attache les fers à béton, porte les poutres, mélange le ciment, installe les câbles. Il bosse comme un forçat. Les Normands sont patients, ils comprennent : un homme qui construit, cest pour la vie. Tout le monde, sauf Mémé.

Chaque matin, le bus arrive du village. Et qui descend la première ? Mémé. Toujours elle ! Personne ne lappelle autrement. Elle se précipite vers sa bicolette, vêtue dune robe grise informe, un fichu noir sur la tête, des godasses éculées. Dans une main, un sac cabas usé jusquà la corde ; dans lautre, un bidon de cinq litres deau. Leau de la Seine ? Imbuvable. Trop stagnante en été. La plupart dentre nous ramènent de leau potable du village. Certains ont des puits, mais leau sent toujours le soufre, quelle que soit la profondeur. Bonne seulement pour arroser. Ceux qui vivent près de la rive ont des pompes immergées. Sauf Valentin, lui a une vraie station de pompage.

Mais revenons à Mémé. Dès quelle pose le pied sur son lopin, les cris commencent. Le tracteur pue le gasoil, les ouvriers parlent trop fort, les pilotis font un boucan denfer, la maison de Valentin va priver ses fraises de lumière (alors que toutes les normes ont été respectées) On peut toujours trouver à redire, mais Mémé, elle, était une experte ! Valentin en a entendu des vertes et des pas mûres : salaud, connard, fumier La litanie ne sarrêtait jamais, senrichissant dinjures et de jurons toujours plus inventifs.

Valentin continuait à construire, essayant dignorer les vociférations. Mais parfois, lors dune pause clope près de la clôture, il soupirait de sa voix grave :

« Dis donc, Mémé, tes comme un taon en plein été. Soit tu me suces le sang, soit faut técraser dun coup de tapette. »

« Oh, menace-moi encore, espèce de minable ! » hurlait-elle en retour. « Je vais cramer ton château, tiens ! Regarde-moi ce gros bonnet qui fait le malin ! »

Vous imaginez mes vacances Jévitais dy traîner trop souvent.

Deux ans ont passé. Valentin et moi ne sommes pas devenus amis, mais on sentendait bien. Jai découvert ses deux passions : la chanson française et les tomates.

Il mettait sa chaîne à volume raisonnable et filait dans sa serre. Une vraie cathédrale pour plants. Valentin connaissait tout sur les tomates. Il suivait les nouvelles variétés, respectait les cycles dengrais comme un moine son bréviaire. Chaque printemps, il désinfectait la serre au soufre, ajoutait une couche de fumier, puis du compost, tapissait lintérieur de voile dhivernage pour protéger du gel ou du soleil trop violent, installait des lampes chauffantes

Ah, la Normandie ! Dans le Sud, tu plantes, tu arroses, et ça pousse. Ici, cest une autre histoire. Ouvrir la serre le matin, la fermer le soir. Sil pleut, ne pas ouvrir du côté du vent On vit comme ça.

Avez-vous déjà entendu un colosse parler à ses tomates ? Moi, oui. Comme à des enfants. Une voix douce, presque tendre. Il les taille, les nourrit Pourtant, au village, on le dit inflexible au travail. Un patron dur mais juste. Et là Bon, je ne dirai rien.

Ah, Mémé ? On ne lavait pas oubliée. La chanson française, elle détestait ça. Pas de Brel, pas de Brassens, encore moins de Gainsbourg ! Chaque jour (et parfois le soir, quand elle restait dormir), on avait droit à ses commentaires sur la « musique de sauvages » et les goûts douteux de Valentin.

Lui bouillait intérieurement mais ne répondait jamais. Quand cen était trop, il senfilait un demi-verre de calva cul sec, grognait, coupait la musique et rentrait chez lui. Je précise : le volume était raisonnable. Sauf pour Mémé, bien sûr.

Cette année-là, il y a eu des inondations. Des pluies diluviennes pendant trois semaines (vous vous souvenez de Rouen ? Nous sommes à 100 km). Les marais ont dabord absorbé leau, mais la Seine a fini par tout emporter : bûches, clôtures, cabanes à chien, des arbres entiers Leau montait. Les gens ont commencé à évacuer. Plus de bus. Valentin a tenu jusquau dernier moment. Il est parti en voiture, puis sest souvenu avoir vu Mémé dans son jardin. Il est revenu la chercher.

« Va-ten sans moi, espèce de brute ! Jai mis mes affaires sur le toit. Je ne laisserai pas ma maison ! Ils vont tout voler ! »

Une partie des maisons a été inondée. La nôtre a eu de la chance : leau est montée à vingt centimètres près. Nous ne lavons su quune semaine plus tard. Valentin était fou dangoisse. Il sen fichait du reste, mais sa serre Il avait oublié de louvrir avant de fuir. Sans aération ni eau, sous ce soleil, ses tomates étaient condamnées.

Quand nous sommes enfin revenus, Valentin est venu chez moi avec une bouteille de calva. On a bu.

« Serge, je comprends rien. La serre est ouverte, les plants ont été arrosés récemment. Je sais pourtant que je nai rien fait dans la panique. Qui est resté ? Jai demandé aux voisins. Tout le monde est parti. »

« Sauf Mémé. »

« Sauf Mémé », répéta-t-il en regardant vers sa maison et la sienne. « Non, cest pas possible. On se déteste ! »

« Sauf Mémé. »

« Jy crois pas. » Il avala une gorgée.

« Sauf Mémé. »

Il est parti sans parler, lair pensif.

Mémé est rentrée au village dès que les bus ont repris. Elle est revenue le lendemain. Je lai vue traîner des seaux deau pour arroser. Sa petite pompe avait dû être emportée. Valentin la vue aussi. Elle a glissé, est tombée, sest trempée. Mais pas un juron.

Valentin est parti en voiture et est revenu plus tard. Mémé a pris le bus du soir.

Cette nuit-là, chez Valentin, il y a eu des bruits de scie et de marteau.

« Alors, voisin, tu faisais la guerre à qui ? » lui ai-je demandé le matin.

« Jai acheté des tuyaux. Mémé est partie, alors je lui ai branché une arrivée deau depuis ma pompe. Tas vu comme elle ramassait hier »

Deux semaines plus tard, Valentin ma invité à déguster ses premières tomates. Et des brochettes. À 19h pile.

Jai apporté une bouteille de calva et deux litres de mon vin. Il finissait de griller la viande.

« On attend pour manger, ou on commence ? »

« Non, Serge, encore quinze minutes. »

« On attend qui ? Thomas est déjà là. »

« Tu verras. »

On a frappé à la porte. Et là Mémé est entrée.

Mais pas la Mémé habituelle. Ses cheveux gris étaient coiffés, elle portait une robe à fleurs, des sandales, un joli châle sur les épaules. Même un collier dambre !

« Je peux entrer ? » a-t-elle demandé en souriant.

« Bien sûr, Marie-Claire ! » a répondu Valentin, sourire aux lèvres.

Jétais sidéré. Incroyable.

On est restés longtemps à table. À boire, manger, discuter. Marie-Claire nous a raconté sa vie : lorphelinat, ses deux enfants quelle a élevés seule après la mort de son mari, son travail de quarante ans à la SNCF Elle était fière, et nous lécoutions.

Puis elle et Thérèse ont chanté. Des vieilles chansons.

Valentin et moi, on fumait en silence. On souriait. On buvait doucement.

« Valentin, Thérèse ma dit que tu ne voulais pas aller au bord de mer à cause de tes tomates. Vas-y ! Je men occuperai. »

« Cest vous qui avez ouvert la serre pendant les inondations ? » ai-je osé demander.

« Oui. Tout ce travail Et puis la façon dont il leur parlait ! » (Elle a ri en regardant Valentin.) « Jai eu pitié des tomates ! »

Valentin est parti en vacances avec sa femme.

À son retour, on a recommencé à écouter de la chanson française. Mais seulement entre midi et quatorze heures.

Pour **Marie-Claire**.

Оцените статью
La Mémé : Une Figure Emblématique de la Sagesse et de la Tendresse Française
Maison après le service