Famille par Hasard

La Famille Improbable

Quel appartement spacieux ! sexclama Élodie, son ancienne camarade de classe, après avoir fait le tour des quatre pièces. Toi qui faisais la discrète, tu es en réalité une riche héritière. Léa saffaissa faiblement dans son fauteuil. Pourquoi es-tu venue ? Tout le monde à la fac sait que jai été malade.

Élodie se laissa tomber sur le vieux canapé en cuir, qui gémit sous son poids. Léa grimpa. La maison regorgeait dobjets anciens collectionnés par sa famille pendant des décennies. Alors ? demanda-t-elle, pressée. Elle avait hâte de se coucher, tant elle se sentait faible.

Eh bien, traîna Élodie. Cest Théo, le délégué de promo, qui ma demandé. Il a appris que jhabitais près dici. Tu sais comme il est ennuyeux. Il voulait savoir si tu avais besoin de quelque chose. Maintenant que tu es seule Enfin, seule dans un tel appartement, ajouta-t-elle, incapable de cacher sa jalousie.

Léa se leva péniblement. Merci, Élodie, pour ta visite. Dis à Théo que je nai besoin de rien. Élodie se leva à contrecœur et suivit lhôtesse vers la porte. Mais sur le seuil, elle ne put sempêcher de lâcher : Moi, jadorerais vivre ici. Jorganiserais des fêtes tous les soirs. Vous avez vraiment de la chance. Léa, sans réel intérêt, demanda : À qui, à nous ? Élodie, déjà dehors, lança : Aux bienheureux. Ceux qui ne sont pas de ce monde. Léa referma la porte avec un bref « Bonne journée ».

Elle sallongea, mais le sommeil ne venait pas. Depuis toujours, elle avait vécu ici avec sa grand-mère Antoinette. Une femme stricte. Dès lenfance, Léa avait appris les bonnes manières, le français, langlais, lallemand. À tout moment, sa grand-mère pouvait basculer dans lune de ces langues, et Léa devait répondre dans la même.

Elle ne se souvenait pas de ses parents. Sa grand-mère en parlait peu, évoquant avec amertume sa « fille ingrate ». Elle avait eu Léa avec un certain Alexandre, qui lavait finalement entraînée dans une communauté mystérieuse. Trois ans plus tard, une terrible nouvelle était arrivée : ils étaient morts dans un incendie, lors dun rituel ou dune simple réunion. Les détails restèrent flous. Léa ne les avait jamais connus et nen éprouvait aucune peine.

Peu de gens franchissaient leur porte. Zita, la couturière qui habillait la grand-mère et sa petite-fille. Le médecin, le vieux Louis-Henri. Les amies dAntoinette, Élisabeth et Arcadie. Et son vieux soupirant, Pierre-Nicolas, un joaillier réputé en son temps.

Cest dans ce cercle que Léa avait grandi. Quand vint le temps daller à lécole, elle fut terrifiée par le bruit et lagitation. Mais elle shabitua, apprenant à vivre entre deux mondes : celui, feutré, de sa grand-mère, et lautre, bruyant, au-delà des murs de lappartement.

Le malheur frappa sans prévenir. Antoinette, qui nachetait jamais rien à des inconnus dans la rue, rapporta un jour des champignons. Tu sais, je passais par là, et mon regard est tombé sur eux. Ça ma rappelé la soupe que nous préparait Séraphine, notre cuisinière, à la campagne. Jai eu envie de la refaire.

La soupe était délicieuse, son parfum divin. Léa en reprit une seconde assiette. Ce fut sa grand-mère qui se sentit mal en premier. Puis Léa. Elles appelèrent Louis-Henri, mais son téléphone était éteint. Plus tard, elle apprit quil était à sa maison de campagne.

Antoinette refusa longtemps dappeler les urgences, ne faisant confiance quà son médecin. Mais quand elle perdit connaissance et que Léa vit des cercles danser devant ses yeux, elle composa péniblement le « 15 ». De ses dernières forces, elle ouvrit les serrures avant de seffondrer sur le seuil. Cest là quon la trouva.

Maintenant, tout était derrière elle, sauf le chagrin. Il fallait avancer. Mais comment ? Une bourse, même augmentée, ne suffirait pas. Il y avait le loyer, les factures. Et retourner à la fac ? Après avoir frôlé la mort, elle avait besoin de temps. Et dargent.

Pierre-Nicolas laida un temps, en lui achetant quelques antiquités. Il la roula, certes, mais Léa put souffler. Le problème demeurait : lappartement coûtait trop cher, malgré ses économies.

Un jour, elle se souvint de ce que lui avait raconté sa grand-mère. Autrefois, cétait un logement communautaire. Puis il avait été attribué entièrement à son arrière-grand-père, pour services rendus à la nation.

Léa décida de prendre des locataires. Elle garderait sa chambre. Trois colocataires lui rapporteraient un bon revenu. Il fallait juste trouver des gens honnêtes, de préférence des femmes.

Elle posta une annonce en ligne. Les appels affluèrent. Rien ne convenait : des travailleurs étrangers, des familles avec enfants, des étudiantes qui gloussaient en demandant si elles pouvaient recevoir des invités.

Quand les visites cessèrent, Léa pensa à une agence. Là, ce serait organisé, sans mauvaises surprises.

Mais elle ny alla pas. En traversant le quartier nord, elle aperçut une jeune femme avec deux enfants. Une fillette de cinq ans mordait dans un biscuit rassis. Un petit garçon pleurait silencieusement sur les genoux de sa mère. Celle-ci, au téléphone, criait : Mathieu, pourquoi nous faire ça ? Les enfants ont faim, et moi Je nai plus de lait. Réfléchis ! Où pouvons-nous aller ? Je ne connais personne qui nous accueillerait. Surtout tes amis, pas les miens. Que ta Véronique vive avec nous, donne-nous juste une chambre, on ne vous dérangera pas. Comment ça, non ? Mathieu, ne raccroche pas ! Mathieu ! Elle éclata en sanglots.

Léa ne put passer son chemin. Le cœur serré, elle sassit près delle. Pardon, jai entendu votre conversation. Vous avez besoin daide ? demanda-t-elle en tendant un mouchoir. La femme hoqueta : Pas moi, les enfants. Mon mari nous a mises à la porte. Nous navons nulle part où aller, rien à manger, pas dargent. Je ne sais plus quoi faire. Et plus de lait Elle pleura de nouveau.

Une heure plus tard, les enfants repus dormaient, tandis que Léa et Nadège cétait son nom parlaient. Je suis devenue orpheline à douze ans. Mes parents sont morts à cause de lalcool. Jai grandi en foyer. À ma majorité, jai récupéré notre appartement. Mais il était dans un état épouvantable. Je lai nettoyé, mais il fallait tout rénover. On ma conseillé de le vendre pour acheter plus petit. Une chambre dans une résidence. Mais jétais jeune et naïve. Jai fait confiance à nimporte qui. Je me suis retrouvée à la rue, avec juste assez pour un lit de camp.

Jai trouvé un logement chez une vieille dame. Une femme adorable. Elle disait que ce nétait pas largent qui comptait, mais la compagnie. Jaurais pu rester avec elle longtemps, mais son petit-fils, Mathieu, est arrivé.

Il nétait pas méchant, mais faible. Surtout avec les femmes. Pas laid, mais pas beau non plus. Mais quand il se mettait à faire la cour, avec ses compliments et ses yeux qui brillaient Moi, jeune fille sans expérience, jai succombé.

Nous avons vécu ensemble. Sa grand-mère mavait prévenue : « Cest un loup-garou. » Cest comme ça quelle appelait les gens faux-jetons. Nadège eut un rire amer. Mais jétais folle amoureuse. Si javais su Il avait un deux-pièces offert par ses parents. Nous y avons emménagé. Je suis tombée enceinte de Maëlle tout de suite. Tout allait bien, il prenait soin de nous. Puis Sacha est né, il y a neuf mois.

Et tout a basculé. « Tu mennuies. Les enfants crient trop. » Je nai pas compris tout de suite quil avait une autre femme. Véronique a voulu Mathieu et lappartement. Résultat : il nous a jetées dehors.

Léa écouta cette histoire banale et dit : Tu vois, je vis seule. Prenez une chambre, on avisera. Les deux autres, je les louerai.

Mais cela ne se passa pas comme prévu. Le suivant fut Antoine-Michel, chassé par sa belle-fille après la mort de son fils. Elle lavait convaincu de signer une donation, promettant de soccuper de lui. Puis elle sétait remariée et lavait mis à la porte. Il dormait dans lentrée de limmeuble de Léa, jusquà ce quun voisin le traîne dehors, par un froid glacial. Elle le recueillit.

La dernière chambre revint à Paul, un jeune homme aveugle. Son tuteur lavait dépouillé puis jeté à la rue.

Léa le croisa en allant à la fac. Quatre jeunes le tourmentaient. Tiens, du pain ! disait lun. Paul avançait vers la voix, mais le plaisantin lançait la croûte à un autre. Les lèvres de Paul tremblaient, mais la faim était plus forte.

Désormais, Léa avait une grande famille. Nadège travaillait comme femme de ménage. Paul veillait sur les enfants. Aucune nounou ne lui arrivait à la cheville. Aveugle, il entendait tout et inventait des histoires merveilleuses. Antoine-Michel, ancien cuisinier, préparait des plats dignes dun restaurant.

Ainsi vivait Léa. Sans un regret. Elle savait quon lattendait. Quand elle ouvrait la porte, cétait toute sa famille improbable qui laccueillait.

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Ce n’est pas son problème