Oh, cette histoire… Écoute, cétait vraiment quelque chose.
« Votre Honneur, je renonce à toute réclamation matérielle contre laccusée, » déclara doucement Antoine. Un murmure parcourut la salle, teinté dincompréhension.
Le juge, habitué à tout, haussa légèrement un sourcil :
« Monsieur Lavigne, vous comprenez que votre décision ninflue pas sur le verdict, mais vous prive de toute compensation financière ? »
« Je comprends. »
Élodie, la secrétaire du tribunal quon appelait toujours « mademoiselle » par respect, malgré sa jeunesse continuait à prendre des notes sans émotion. Après cinq ans dans ce métier, elle ne sétonnait plus de la bassesse des uns ni de la bêtise des autres. Son travail consistait à enregistrer, impassible, ce flux incessant de faiblesse humaine. Elle se voyait comme un conducteur de train, transportant des wagons chargés de drames qui ne lui appartenaient pas.
Laffaire de Lucie D. était de celles que la presse adore. Une escroquerie sentimentale bien ficelée : quatre hommes, jamais rencontrés en personne, avaient envoyé de grosses sommes à son compte. À lun, elle avait menti sur un accident familial ; à un autre, sur un divorce où « même les cuillères étaient comptées » ; au troisième, sur un enfant malade
« Rien de nouveau sous le soleil », pensa Élodie en préparant le dossier. Quatre hommes, pourtant adultes et censément sensés, sétaient pris pour des chevaliers en armure. Ils avaient cru quen sauvant une beauté en détresse avec leur argent, ils obtiendraient lamour vrai. En réalité, ils correspondaient avec une mère de famille mariée.
Et les voilà tous là : laccusée, les plaignants. Trois dentre eux, raidis par la rancœur, exigeaient réparation, leurs discours chargés de venin. Ils avaient raison. La loi et la logique étaient de leur côté. Élodie notait mécaniquement : « préjudice moral », « tromperie », « intention frauduleuse ».
Antoine Lavigne, lui, était assis un peu à lécart. Aucune agressivité, aucune pitié dans son attitude. Quand il annonça renoncer à largent, la salle retint son souffle. Lun des « fiancés » éclata :
« Tas perdu la tête ? Elle ta roulé comme les autres ! Tes sous, elle les a sûrement filés à son mari ! »
Antoine le regarda avec une tristesse étrange :
« Je sais. Mais elle a trois enfants. Que cet argent leur serve. Je nen ai pas besoin. »
Élodie leva les yeux vers lui, surprise. La générosité était rare dans ces murs. Elle observa ses mains celles dun soudeur, calmes sur ses genoux et son regard, triste mais sans amertume. Dans un monde où chacun tire la couverture à soi, il avait lâché prise.
Après laudience, lavocat dun plaignant ricana :
« Quel romantique, ce quart. Naïf comme un enfant. »
Élodie, dhabitude si silencieuse, rétorqua :
« Ce nest pas de la naïveté. Cest de la force. Une force quon nachète pas. »
Les regards se croisèrent, stupéfiés. La « froide Élodie » venait de parler démotion. Elle-même nen revenait pas.
Les jours suivants, elle surprit son attention à errer vers lui. Sa façon découter, ses yeux perdus vers la fenêtre, comme sil cherchait dans le ciel gris des réponses à des questions que personne ne posait.
Le dernier jour, après le verdict, il resta dans le couloir, hésitant. Élodie sortit de son bureau.
« Vous cherchez la sortie ? » demanda-t-elle, ton professionnel.
« Oui, je me suis un peu perdu. »
« Par là. »
Il fit quelques pas, mais elle lappela :
« Antoine ? »
Il se retourna, surpris.
« Vous aviez raison, dit-elle, la voix tremblante. Pour les enfants. Cétait noble. »
Il la regarda longuement.
« Écoutez, Élodie il hésita sur la formule.
« Appelez-moi Lola. »
« Lola. Les gens sont rarement bons, surtout ici. Merci davoir remarqué. »
Il partit. Elle le regarda séloigner, sentant son propre cœur, si longtemps désabusé, battre plus fort.
Et ensuite ? Ensuite, il pleuvait. Une averse sabattit sur Paris quand Antoine sortit du tribunal. Il sarrêta sous lauvent, incertain.
Une voix derrière lui :
« On a un parapluie « officiel » pour les dossiers. Mais je pense quun homme digne le mérite aussi. »
Cétait Élodie, tenant un grand parapluie noir. Une hésitation dans son regard, comme si elle ne croyait pas à ce quelle faisait.
« Je ne veux pas vous retarder. »
« Ma journée est finie. Je vais jusquau parc. Si cest votre chemin »
Ils marchèrent sous la pluie, évitant de se frôler. Le silence était étrangement doux.
« Vous défendez toujours les plaignants comme ça ? » finit-il par demander.
« Non. Jamais. Vous êtes le premier à agir contre la logique. Ça ma frappée. »
« Cest stupide, non ? »
« Cest rare. Et la rareté a du prix. »
Arrivés au parc, la pluie sétait calmée.
« On se promène ? proposa-t-il. Si vous nêtes pas pressée. »
Elle hésita une seconde. *« Procès-verbal violé, mademoiselle Élodie »*, pensa-t-elle, mais elle hocha la tête. Antoine regardait le ciel qui séclaircissait. Elle lui laissa le temps.
« Cest la première fois quon me comprend, avoua-t-il. Dhabitude, on me trouve bizarre. »
« Parce que vous nêtes pas aigri. Aujourdhui, ça passe pour de la folie. »
Il la scruta :
« Et vous ? Vous me trouvez fou ? »
« Je vous trouve vrai. Et ça na pas de prix. Dans mon métier, la vérité est rare. »
Il soupira, puis :
« Vous voulez savoir pourquoi je suis si « vrai » ? Pourquoi jai mordu à lhameçon ? »
Elle acquiesça.
Et il raconta. Sans drame, comme sil parlait dun autre.
« Tout a commencé au lycée. Elle sappelait Léa. Ce que jai ressenti, on ne peut même pas appeler ça de lamour. Elle était tout pour moi. On était *le* couple, celui dont tout le monde parle. Je portais son sac, on a dansé au bal Jétais sûr que cétait pour toujours. Tellement sûr que jen ai convaincu les autres. On était une légende.
Puis elle est partie. Études à la Sorbonne, mariage avec un camarade de promo. Elle ma envoyé une carte postale. Une *carte*. Trois mots : « Pardon. Cest mieux ainsi. »
Jai perdu pied. Pas dalcool, pas de scandales. Juste je ne sentais plus rien. Je suis devenu soudeur un métier où on cache son visage et son esprit derrière le bruit de la machine. Jai bâti une forteresse autour de mon cœur, mais à lintérieur, le garçon naïf qui croyait à lamour unique survivait.
Quand jai vu sa photo sur ce site lescroc elle ressemblait à Léa. Et le texte : « Je crois encore en lamour ». Bête, non ? Jai envoyé un message. Elle ma répondu avec les mots que jattendais depuis des années. Des promesses déternité, de fidélité. Cétait la clé de ma forteresse. Jai cherché à croire, alors jai ignoré les indices. Je nai pas été dupé par son mensonge. Jai été dupé par lécho de mon propre rêve.
Le procès ma libéré. Pas puni, *libéré*. Quand jai vu cette femme banale, terrifiée, pitoyable lillusion sest dissipée. Le fantôme de Léa ma lâché. Mon argent ? Le prix dun exorcisme. Cher, mais efficace. »
Il se tut, attendant son jugement. Elle posa sa main sur la sienne, ferme et chaude.
« Merci de mavoir raconté. Tu nes pas fou. Tu es fidèle à toi-même. »
***
Au tribunal, on nappelait pas Élodie par son prénom pour rien. Sérieuse, silencieuse, professionnelle. Pas de vie privée. Quand ses collègues la virent avec Antoine qui venait la chercher le soir , les commentaires allèrent bon train.
La juge Marianne, femme de cinquante ans, lança :
« Eh bien, mademoiselle Élodie métonne. Je la croyais enregistreuse automatique, et voilà quelle a une histoire avec le plaignant romantique. »
Son collègue, le juge Laurent, ricana :
« Avec son côté naïf, il ressemble plus à un éternel pigeon. Elle laurait pris en rééducation ? »
« Laurent, épargnez-nous, » coupa Marianne, mais un sourire perla. « Il a lair travailleur, ce garçon. Et son geste était différent. Dans notre métier, voir un homme qui place ses principes avant largent, cest rare. »
Dans la cuisine, lavocat Philippe sexclama :
« De la romance au tribunal ? On se croirait dans une série. »
Élodie changea. Toujours professionnelle, mais moins rigide. Une chaîne en argent apparut à son cou.
Les collègues se disputaient :
*Les hommes* : « Préparez-vous pour le mariage. Témoignage à lappui : *« Oui, jai vu laccusée voler le cœur du plaignant. »*
*Les femmes* : « Cest magnifique ! Elle est si forte, lui si doux. Un vrai roman. »
La comptable, Sylvie, coupa court :
« Assez. On a oublié ce quétait la sincérité. Un homme comme ça, cest une perle. Quelle soit heureuse. »
Un matin, Laurent lui demanda :
« Alors, mademoiselle Élodie, votre chevalier blanc a porté plainte contre quelquun dautre ? »
Elle but une gorgée de café, puis, posément :
« Laurent, si vous vous intéressez tant aux dossiers clos, je peux vous ouvrir les archives. Le dossier n°3-452/18, peut-être ? Ou le 2-187/19 ? Des personnages hauts en couleur. »
Silence mortel. Laurent comprit : elle connaissait ses affaires.
« Non, non, Lola ! Je demandais par amitié. »
« Touchée. Mais ma vie privée nest pas à lordre du jour. Pour linstant. »
Les moqueries cessèrent. Un matin, elle arriva dans une voiture modeste mais soignée. Antoine lui ouvrit la portière, lui ajusta le col de son manteau. Un geste simple, tendre. Les doutes sévanouirent.
Ce jour-là, Marianne lui glissa :
« Lola il est bien. Accroche-toi à lui. »
Et ce fut le dernier « verdict » quÉlodie accepta sans protocole. Un simple :
« Oui. Je sais. »
Les rumeurs moururent. Ses collègues comprirent : leur secrétaire impassible sétait accordé une sentence *« Graciée. Aimer. Être heureuse. »* Et ce jugement-là nétait pas sujet à appel.







