Maman, laisse-la partir en maison de retraite, murmura la fille dans lentrée.
Élodie, quest-ce que tu fabriques ? Le déjeuner va refroidir ! lança depuis la cuisine la voix mécontente de Théo.
Élodie Dubois ajusta loreiller sous la tête de sa mère, la recouvrit soigneusement dune couverture avant de répondre :
Jarrive, jarrive ! Je donnais de leau à maman pour ses médicaments.
Tous les jours, cest la même chose, grogna son mari lorsque sa femme sassit enfin à table. Entre les médicaments, les médecins et les couches à changer, on dirait que rien dautre nexiste.
Élodie se mit à manger sa soupe en silence. Que dire ? Cétait vrai, chaque jour se ressemblait. Cela faisait déjà un an et demi quils avaient pris sa mère chez eux après son AVC. À lépoque, elle pensait que ce serait temporaire, le temps quelle retrouve ses forces. Mais les mois passaient, et Jeanne-Marie saffaiblissait.
Écoute, et si on envisageait vraiment une maison de retraite ? proposa Théo avec prudence. Là-bas, elle aurait une surveillance continue, des soins
Tais-toi ! le coupa Élodie sèchement. Comment peux-tu dire une chose pareille ? Cest ma mère !
Théo soupira et ninsista pas. Élodie finit sa soupe en songeant que son mari navait pas tout à fait tort. Elle sentait chaque jour la fatigue lenvahir. Son travail à lécole demandait de lénergie, et à la maison, il y avait sa mère malade, quelle ne pouvait laisser seule un instant.
Après le déjeuner, tandis que Théo partait au potager, Élodie sassit près de sa mère. Jeanne-Marie avait les yeux fermés, mais sa respiration était calme. Elle prit sa main, si fine, si froide.
Maman, comment vas-tu ? Veux-tu un peu de thé ?
La vieille femme ouvrit lentement les yeux et posa sur sa fille un regard profond.
Ma petite Élodie je sais bien que je suis un fardeau pour toi.
Maman, ne dis pas ça ! Quel fardeau ?
Ne fais pas semblant. Je vois bien ta fatigue. Et Théo cest un homme bon, il me supporte, mais cest dur pour lui. Vous êtes jeunes, vous devriez vivre, pas vous occuper dune vieille femme.
Élodie sentit une boule lui monter à la gorge. Sa mère avait toujours été perspicace, et la maladie ne changeait rien.
Maman, ne pense pas à ça. On sen sortira.
Jeanne-Marie serra faiblement la main de sa fille.
Te souviens-tu quand tu as eu la scarlatine, petite ? Une fièvre terrible, tu délirais. Je ne tai pas quittée trois semaines. Ton père voulait temmener à lhôpital, mais je refusais. Je pensais que tu serais mieux à la maison, avec moi.
Je men souviens, maman.
Et quand tu es entrée à luniversité, javais peur que tu moublies. Mais tu revenais chaque week-end, avec des petits cadeaux.
Élodie se tut. Les souvenirs la submergeaient, douloureux. Oui, sa mère avait toujours été son roc, son soutien. Elle avait travaillé sans relâche pour lui offrir une éducation, se privant de tout pour quelle ne manque de rien.
Maman, ne parlons pas de ça. Repose-toi.
Non, Élodie, écoute-moi. Jai beaucoup réfléchi ces derniers mois. Lamour vrai, ce nest pas retenir. Cest parfois savoir laisser partir.
À ce moment, Camille, la petite voisine dune dizaine dannées, passa la tête dans la chambre.
Tante Élodie, je peux voir mamie Jeanne ? Je lui ai cueilli des fleurs.
Bien sûr, ma puce.
Camille courut vers le lit et tendit un bouquet de soucis jaunes.
Mamie, cest pour toi ! Elles sont belles, comme des petits soleils.
Jeanne-Marie se redressa avec effort et prit les fleurs.
Merci, ma chérie. Tu es une bonne petite fille. Comment va lécole ?
Bien ! Je sais déjà toutes les lettres et je sais lire. Hier, maman ma donné de largent, et jai tout acheté toute seule à lépicerie. Du pain et du lait.
Cest bien ! Tu deviens grande et indépendante.
Camille bavarda encore un peu avant de retourner jouer dans la cour. Élodie resta près de sa mère, tenant le bouquet de soucis.
Tu vois, quelle enfant intelligente, murmura Jeanne-Marie. Ses parents ne la retiennent pas, ils lui font confiance. Et elle grandit en étant sûre delle.
Où veux-tu en venir, maman ?
À ceci : trop protéger peut parfois nuire. Te souviens-tu de tante Margot, dans limmeuble dà côté ? Elle a tellement couvé son fils quà quarante ans, il ne savait même pas se faire cuire des pâtes.
Élodie sourit malgré elle. Ce pauvre Louis avait toujours été le fils à sa maman et navait appris à se débrouiller quaprès la mort de tante Margot.
Le soir, lorsque sa mère sendormit, Élodie alla préparer du thé dans la cuisine. Théo était rentré du potager et feuilletait une brochure.
Quest-ce que tu lis ?
Juste des informations sur une maison de retraite privée. Au cas où. Il cacha rapidement le dépliant. Élodie, ne te fâche pas. Mais jai parlé avec Martin aujourdhui, il ma raconté comment ça se passait pour sa mère. Les conditions sont bonnes, les soins professionnels
Théo, arrête !
Écoute-moi jusquau bout ! sexclama-t-il. Je ne suis pas un monstre. Jeanne-Marie me touche aussi. Mais regarde-toi : tu es épuisée. On te fait des remarques au travail parce que tu es distraite. Et à la maison Quand as-tu dormi pour la dernière fois ? Ou simplement parlé avec moi, comme avant ?
Élodie posa la bouilloire sur la cuisinière et sappuya contre lévier. Dehors, les feuilles jaunissaient. Lautomne sinstallait, la saison préférée de sa mère. Mais cette année, elle ne la voyait presque pas, alitée.
Tu comprends, dit-elle doucement, jai peur quelle sy sente perdue. Elle a toujours vécu chez elle, entourée de ses affaires. Là-bas, ce sera des inconnus, des murs étrangers.
Théo sapprocha et posa une main sur son épaule.
Et tu crois quelle ne souffre pas de te voir tépuiser ? Les femmes sont intuitives. Peut-être quelle veut, justement, que tu penses un peu à toi ?
Le lendemain, Élodie rentra plus tôt du travail. Dans le couloir, la voisine, madame Lefèvre, larrêta.
Élodie, ta mère est bien triste aujourdhui. Je suis passée la voir, elle ne voulait même pas parler.
Je ne sais pas, hier, elle allait bien.
Élodie entra dans la chambre. Jeanne-Marie était tournée vers le mur.
Maman, comment ça va ? Tu veux du thé ?
Je ne veux rien, répondit-elle sourdement.
Quest-ce que tu veux alors ? On allume la télé ?
Rien. Je suis là, comme une vieille souche, à gâcher la vie de tout le monde.
Élodie sassit au bord du lit.
Maman, quest-ce qui se passe ? Hier, tout allait bien.
Jeanne-Marie se tourna lentement.
Élodie, jai entendu ta discussion avec Théo hier. À propos de la maison de retraite.
Sa fille rougit.
Maman, ce nétait quune conversation
Je ne suis pas sourde. Ni stupide. Je sais que je vous pèse. Théo a raison : il faut prendre une décision.
Élodie sentit ses yeux picoter.
Maman, tu ne partiras nulle part. On va sen sortir.
Sen sortir Mais serez-vous heureux ? Élodie, jai soixante-dix-huit ans. Jai vécu ma vie. La tienne est devant toi. Et je ne veux pas que tu la gâches à toccuper dune vieille femme.
Ne parle pas comme ça !
Et comment ? Je dis la vérité. Tu es jeune, belle. Avec Théo, vous pourriez voyager, avoir des petits-enfants. Au lieu de ça, tu changes des couches.
Élodie fondit en larmes. Sa mère lui tendit un mouchoir.
Ne pleure pas, ma fille. Je ne te reproche rien. Tu es une bonne fille, attentionnée. Mais parfois, le véritable amour, cest savoir laisser partir.
Laisser partir ? Mais tu es ma mère !
Justement. Regarde, peut-être que là-bas, je serai mieux. Il y aura des gens de mon âge, avec qui parler. Ici, je passe mes journées seule à fixer les murs.
Le soir, Élodie eut du mal à sendormir. Allongée, écoutant la respiration de Théo, elle songeait aux mots de sa mère. Était-elle égoïste ? Gardait-elle sa mère près delle pour son propre confort, et non pour son bien ?
Le matin, en partant travailler, elle alla voir sa mère.
Tu as bien dormi ?
Non. Jai réfléchi. Élodie, allons voir cette maison dont Théo parlait.
Maman
Pas de discussion. Juste une visite. On verra après.
Après le travail, ils y allèrent. La maison de retraite se trouvait dans un quartier arboré, entourée dun parc. Le bâtiment était moderne, lumineux. La directrice, une femme affable, leur fit visiter.
Les chambres étaient petites mais douillettes, avec vue sur le parc.
Nos résidents sont de tous âges, expliqua-t-elle. Beaucoup se sont liés damitié, se promènent ensemble, jouent aux dominos. Nous avons une bibliothèque, une salle commune avec télévision. Un médecin vient quotidiennement, une infirmière est présente jour et nuit.
Dans la salle à manger, des résidents dînaient tranquillement. Ils avaient lair à laise.
Et les familles viennent souvent ? demanda Élodie.
Cela dépend. Certains chaque week-end, dautres une fois par mois. Lessentiel, cest de ne pas les oublier.
Sur le chemin du retour, Jeanne-Marie resta silencieuse. Ce nest quen arrivant à la maison quelle murmura :
Cest bien, là-bas. Les gens ont lair gentils.
Élodie laida à se coucher. Jeanne-Marie lui prit la main.
Élodie, jai beaucoup pensé aujourdhui. Il est temps que jaille là-bas.
Maman
Ne minterromps pas. Cest ma décision. Là, je ne serai plus un poids. Et tu pourras vivre normalement. Tu me rendras visite, je le sais.
Bien sûr, chaque week-end.
Parfait. Maintenant, laisse-moi me reposer. Demain, appelle-les pour organiser cela.
Élodie sortit dans le couloir et pleura en silence. Théo lentendit et la serra contre lui.
Ne pleure pas. Cest la bonne décision.
Je le sais. Mais cest dur.
Maman, laisse-la partir en maison de retraite, chuchota Élodie dans lentrée tandis que Théo partait travailler.
Il hocha la tête et lembrassa sur le front.
Tu verras, tout ira bien. Pour tout le monde.
Ils emmenèrent Jeanne-Marie une semaine plus tard. Élodie laida à sinstaller, disposant ses affaires familières : des photos, sa tasse préférée, une couverture chaude.
Alors, maman, tu te plais ici ?
Bien sûr. Je ne suis pas une enfant. Et toi, pense un peu plus à toi. Et à Théo, cest un bon mari.
Quand Élodie partit, sa mère était à la fenêtre, lui faisant un signe de la main. Frêle, les cheveux blancs, mais pourtant plus sereine quà la maison.
Les semaines passèrent. Élodie venait chaque week-end, parfois avec Théo. Jeanne-Marie parlait de ses nouvelles amitiés, des promenades dans le parc, des livres empruntés à la bibliothèque. Elle semblait revivre.
Tu sais, avoua-t-elle un jour, je me sens utile ici. Je lis à voix haute pour ma voisine, qui voit mal. Hier, jai aidé madame Bernard à écrire une lettre à son petit-fils, sa main tremble trop.
Élodie comprit alors : sa mère avait raison. Ici, elle nétait pas un fardeau, mais quelquun qui pouvait encore aider.
Et à la maison, la vie changea aussi. Élodie dormait mieux, se concentrait davantage sur son travail, allait au théâtre avec Théo. Ils partirent même en vacances à la mer, pour la première fois depuis des années.
Un jour, en rendant visite à sa mère, Élodie croisa dans le couloir une connaissance, madame Laurent, du quartier voisin.
Élodie ! Je ne savais pas que ta mère était ici. Nous sommes devenues amies, nous parlons souvent.
Comment va-t-elle ?
Très bien ! Mieux que beaucoup ici. Elle aide tout le monde, redonne le moral. Une vraie rayon de soleil !
Élodie sourit. Oui, sa mère avait toujours été ainsiactive, généreuse. Et ici, elle pouvait de nouveau lêtre.
Le soir, en disant au revoir, Élodie murmura :
Maman, tu avais raison. Cétait la bonne décision.
Jeanne-Marie lui caressa la main.
Je savais que tu comprendrais. Lamour vrai, ma chérie, ce nest pas attacher lautre à soi. Cest lui donner la liberté dêtre heureux.
Sur le chemin du retour, Élodie médita ces mots. Elle réalisa que la leçon de sa mère sappliquerait bien au-delà de leur relation. Un jour, elle aussi devrait laisser partir ses propres enfants, et ce serait aussi un acte damour.
Les feuilles dorées dansaient dans le vent automnal, et pour la première fois depuis longtemps, Élodie put en admirer la beauté.







