À dix heures du matin, le ciel de mars se dégagea soudain de son voile gris et le soleil fit son apparition. La mer devint d’un bleu accueillant, les vagues caressant doucement les galets du rivage. Même l’air semblait plus pur et limpide.
Rester enfermé par une si belle matinée était impensable. Henri posa le journal qu’il lisait après son petit déjeuner, grogna un peu en se levant de son fauteuil et alla s’habiller. Le hall de la pension était désert. D’habitude, de petits groupes de vacanciers s’y installaient. Mais eux aussi avaient préféré l’air libre, abandonnant les canapés moelleux.
Henri marchait le long de la promenade. Les galets crissaient sous ses semelles épaisses. Dans le ciel, les mouettes échangeaient des cris joyeux. L’air marin, frais et vivifiant, emplissait ses poumons.
Une fois les pensions laissées derrière lui, Henri gravit une pente douce et avança sur l’herbe jaunie de lannée passée, où perçaient déjà de timides pousses. De loin, il remarqua que l’unique banc était occupé. Cela létonnait toujours quon nen ait pas installé davantage. Quelle joie, pourtant, de sasseoir et de contempler la mer ! Il venait souvent ici, quand le temps capricieux du printempts le permettait.
Il faillit rebrousser chemin, mais se ravisa. Le banc nétait pas acheté, il y avait de la place pour lui aussi. Et un compagnon rendait la vue sur la mer encore plus agréable. En sapprochant, il comprit quil sagissait dune femme. À son arrivée, elle tourna légèrement la tête et posa sur lui un regard indifférent.
Elle avait à peu près son âge, peut-être un peu moins. Vêtue dun pantalon de sport, dun sweat bordeaux et de baskets, elle avait les cheveux courts et grisonnants. Ses traits étaient fins. « Elle devait être belle, jeune. Elle lest encore », pensa Henri, malgré lui.
Belle matinée, nest-ce pas ? lança-t-il en guise de salutation.
La femme ne répondit pas, soulevant à peine un sourcil.
Je ne vous dérange pas ? demanda-t-il sans attendre de réponse, contournant le banc pour sasseoir à lautre extrémité. Je ne vous ai jamais vue ici. Vous venez darriver ?
Avant-hier, répondit-elle soudain.
Sa voix était grave, légèrement rauque.
Moi, ça fait une semaine. On ne se lasse pas de regarder la mer. Ça apaise.
Vous avez des soucis ? fit-elle en le toisant brièvement avant de détourner les yeux vers lhorizon.
Quoi ? Ah, non. Je disais ça comme ça. Enfin, par les temps qui courent, on a tous des raisons de sinquiéter. Henri regrettait déjà davoir engagé la conversation. Les mots gâchaient la beauté du paysage.
Et quest-ce qui vous tracasse ? demanda-t-elle, comme si elle avait envie de parler.
Vous voulez que je vous raconte ma vie comme ça, dun coup ? grommela-t-il.
Pourquoi pas ? Cest bien pour ça que vous êtes venu vous asseoir ici, non ? À un inconnu, on se confie plus facilement.
Vous avez raison. Henri marqua une pause. Il y a plus de trente ans, je suis venu ici après mon divorce. Jétais dévasté. Je tournais en rond, seul, à harceler mes amis avec mes lamentations sur ma vie ratée. Ils ont fini par menvoyer au bord de la mer pour se débarrasser de moi un moment. Il rit. Jétais jeune, le ciel plus bleu, la mer plus attirante, le soleil plus éclatant. Cétait le début de lautomne. Certains se baignaient encore. Même moi, je my suis risqué une fois. Il ny avait pas de banc à lépoque, alors je masseyais plus loin, sur ces rochers, là-bas. Un jour, jai remarqué une nouvelle venue sur la promenade. Vous savez, comme dans *La Dame au petit chien* ?
Eh bien, moi aussi, jai tout de suite remarqué cette jeune femme qui se promenait seule le long de la plage. Elle souriait sans cesse, du bout des lèvres. Jai senti en elle une âme sœur et je suis allé lui parler. Elle sappelait Enfin, peu importe.
Nous nous sommes promenés, nous avons parlé. Elle était mariée. Son mari, plus âgé, était gravement malade. Il avait fait venir sa sœur et lavait convaincue de partir une semaine au bord de la mer. Pour la première fois depuis des années, elle était libérée de ses soucis, doù ce sourire constant.
Le lendemain, nous avons convenu de nous revoir. Et elle est venue ! Nous ne nous sommes plus quittés, jour et nuit. Quelques jours de bonheur. Elle nétait pas frivole, au contraire Henri chercha ses mots, en vain, et se tut.
Moi, javais épousé par amour. Mais peu à peu, nous avons cessé de nous comprendre. Même au lit, ma femme pensait moins au plaisir quà savoir quoi acheter à notre fils : un vélo ou des nouvelles baskets. Je ne lui en voulais pas. Dans un divorce, les torts sont partagés. Mais là Ce fut un baume pour mon cœur meurtri par un mariage malheureux.
Elle ma offert son amour avec abandon, comme si elle était condamnée. Mais le temps est implacable. Le jour de mon départ arriva. Elle ma accompagné à laéroport. Elle souriait, me faisait signe de la main. Mais des larmes coulaient sur ses joues. Et moi Il ne mest même pas venu à lidée de rester quelques jours de plus.
Et vous ne vous êtes jamais revus ? demanda sa compagne dun ton rauque.
Elle écoutait attentivement, les yeux sur la mer. Henri eut même limpression quelle était tendue.
Non. Je lui ai demandé son adresse. Les portables nexistaient pas encore. Et je naurais pas osé lappeler, la mettre en danger. Au début, la nostalgie était forte. Jai repoussé mon voyage. Puis lidée ma semblé mauvaise. Pourquoi faire ? Son mari mourait, et moi, je débarquerais comme ça La torturer, me torturer. Elle aurait dû mentir, se justifier Elle avait déjà assez de soucis. Et puis, que serait-il sorti de cette rencontre ? Cest ce que je me suis dit. Ensuite Jai perdu ladresse Henri se tut, et la femme aussi.
Jai eu peur, sans doute. Vous savez, un échec amoureux sape la confiance en soi. On se remet en question, on devient hésitant
Belle histoire. Vous ne vous êtes jamais remarié ?
Non. Il y a eu des femmes, je ne le cache pas. Mais aucune na marché. Je repensais toujours à cette brève histoire au bord de la mer.
Peut-être justement parce quelle était brève, sans attentes ni conséquences. La femme se leva.
Vous partez déjà ? sinquiéta Henri.
Il est temps. Et pourtant, vous avez eu tort de ne pas aller la voir. Elle vous attendait. Elle fit demi-tour et séloigna dun pas vif vers les pensions.
Henri la regarda séloigner, perplexe. *Que voulait-elle dire en prétendant quelle lavait attendu ? Une intuition ? Ou bien* Mais il ne la suivit pas, ne la rattrapa pas.
Tourmenté par ses pensées, il retourna à la mer laprès-midi, espérant la retrouver. En vain. Il ne la vit pas non plus au dîner. Le lendemain, il guetta le banc. Soudain, il l







