Tu ne sais pas cuisiner comme ma mère déclara le mari en laissant son assiette intacte.
Sophie, quest-ce que cest que cette odeur ? demanda Théo en franchissant le seuil de lappartement. Il accrocha sa veste au porte-manteau et huma lair. On dirait que quelque chose a brûlé
Cest le poulet au four, répondit Sophie depuis la cuisine, éteignant précipitamment la plaque sous la casserole de pommes de terre. Ça sera prêt dans une minute !
Théo entra dans la cuisine où sa femme saffairait près de lévier, rincant des feuilles de salade. Ses cheveux étaient ébouriffés, une trace de farine maculait sa joue, et son tablier était taché dune sauce orangée.
Alors, comment sest passée ta journée ? demanda Sophie, sans se retourner. Est-ce que Dubois ta encore critiqué ?
Non, rien de particulier. Et toi ? Théo jeta un œil dans le four où le poulet mijotait dans une sauce. Cest quoi cette recette ?
Je lai trouvée sur internet, répondit Sophie en essuyant ses mains sur un torchon. Du poulet à la provençale. Ça avait lair simple, et pourtant, cest assez élaboré.
Théo hocha la tête en silence et partit se changer. Sophie continua de dresser la table, disposant assiettes et couverts sur la nappe blanche quelle avait choisie pour ce dîner. Elle essayait chaque jour de cuisiner quelque chose de nouveau, testant des recettes inédites et achetant des épices rares. Elle voulait faire plaisir à son mari après sa journée de travail.
À table, mon chéri, lappela-t-elle lorsque Théo revint en tenue décontractée. Tout est prêt.
Ils sinstallèrent face à face. Sophie observa nerveusement son mari se servir du poulet, des pommes de terre et de la salade. Elle-même navait presque rien pris, seulement quelques pommes de terre son appétit avait disparu sous leffet de lanxiété.
Théo prenait une bouchée, mâchait lentement, son visage impassible. Sophie attendait quil dise quelque chose, mais il continuait en silence, sirotant occasionnellement son verre de vin.
Alors ? finit-elle par demander. Cest bon ?
Cest correct, répondit-il brièvement, les yeux rivés sur son assiette.
Juste correct ? se déçut Sophie. Jai pourtant essayé une nouvelle recette
Théo soupira, posa sa fourchette et regarda sa femme.
Tu ne sais pas cuisiner comme ma mère, affirma-t-il, laissant son assiette presque pleine. Cétaient toujours des festins chez elle. Mais ça il désigna le plat dun geste vague. Cest juste de la nourriture.
Sophie sentit une boule lui monter à la gorge. Elle baissa les yeux pour cacher sa peine.
Japprends, murmura-t-elle. On ne devient pas chef du jour au lendemain
Maman, à ton âge, elle nourrissait déjà cinq enfants, poursuivit Théo en se levant. Et personne nest jamais reparti affamé. Surtout, tout était toujours délicieux.
Il partit dans le salon, alluma la télévision. Sophie resta assise, fixant lassiette presque pleine de son mari. Le poulet était effectivement un peu sec, les pommes de terre trop cuites, et la sauce avait un goût étrange. Mais elle avait tellement fait defforts
En se levant, elle commença à débarrasser. Les restes finirent à la poubelle personne ne les mangerait désormais. Les assiettes tintèrent dans lévier tandis quelle les empilait.
Sophie, tu prépares le café ? cria Théo depuis le salon.
Tout de suite, répondit-elle, bien quelle nen eût aucune envie.
Pendant que leau chauffait, Sophie repensa à sa belle-mère, Élodie. Cétait une cuisinière hors pair. Son pot-au-feu était légendaire dans la famille, et ses quiches fondaient en bouche. Lorsque Théo lavait présentée à ses parents, Élodie avait dressé une table si somptueuse quon en avait le tournis.
Mon Théo adore les croissants maison, lui avait-elle dit un jour, en pétrissant la pâte dans un grand saladier. Je lui en prépare tous les dimanches, il en congèle pour la semaine.
Sophie avait regardé, fascinée, les mains expertes de sa future belle-mère façonner la pâte avec une rapidité déconcertante. Cela paraissait si simple. Mais quand elle essayait chez elle, cela finissait en pâte molle ou en croissants difformes.
Maman, tu pourrais mapprendre à cuisiner comme toi ? avait-elle timidement demandé un jour à Élodie.
Mais il ny a rien à apprendre, ma chérie, avait ri la belle-mère. Cuisiner, cest une affaire de cœur. Si tu aimes ton mari, tu cuisineras bien. Les recettes, cest secondaire.
Mais lamour ne suffisait pas. La viande de Sophie était soit trop cuite, soit pas assez, les sauces trop épaisses ou trop liquides, et les desserts ne levaient jamais comme il fallait.
Le café est prêt, annonça-t-elle en posant le plateau sur la table basse.
Merci, dit Théo en prenant sa tasse, sans quitter lécran des yeux.
Sophie sassit à côté de lui, mais ne prêta aucune attention au film. Elle songeait au dîner du lendemain, et au fait quelle entendrait probablement, une fois de plus, que ce nétait pas aussi bon que chez sa mère.
Théo, et si jallais apprendre avec ta mère ? proposa-t-elle. Quelle mapprenne à faire son pot-au-feu.
Pourquoi ? sétonna-t-il. Elle a ses propres occupations.
Elle ne refusera pas. Et ça me ferait du bien.
Maman nest plus très jeune, elle na pas la patience pour enseigner, balaya Théo. Et puis, ce nest pas ça. Elle a un don pour la cuisine, et toi il haussa les épaules.
Sophie se tut. Une sensation âpre et lourde lui serra la poitrine. Était-elle donc une épouse incapable de satisfaire son mari ?
Le lendemain, après le travail, elle acheta un livre de cuisine rempli de photos alléchantes. À la maison, elle étudia attentivement la recette dun boeuf bourguignon cela ne semblait pas si compliqué.
Quest-ce quon mange aujourdhui ? demanda Théo en rentrant.
Un boeuf bourguignon, répondit-elle en remuant la viande dans la cocotte.
Ah, daccord, fit-il, une pointe de déception dans la voix.
Quest-ce que tu as ? sinquiéta-t-elle.
Rien. Cest juste que maman le faisait mijoter plus longtemps. Ça change tout.
On na pas le temps de le laisser cuire des heures
Il fallait le commencer plus tôt, alors.
Le dîner se déroula en silence. Théo mangea sans enthousiasme, buvant souvent de leau. Sophie savait que quelque chose nallait pas, mais ne comprenait pas quoi. Elle avait pourtant suivi la recette.
Il manque peut-être du sel ? hasarda-t-elle.
Ce nest pas le sel, soupira-t-il. Maman avait le tour de main. Elle savait instinctivement les quantités.
Après le repas, Sophie resta longtemps à la fenêtre de la cuisine, contemplant les lumières des immeubles voisins. Les mots de Théo résonnaient : le tour de main, le don, son incapacité à cuisiner. Certaines femmes étaient-elles réellement condamnées à ne jamais y arriver ?
Le week-end, ils rendirent visite à Élodie. Comme toujours, elle les accueillit chaleureusement et les entraîna aussitôt dans sa cuisine pour leur montrer ce quelle avait préparé.
Théo, regarde, jai fait tes escargots préférés ! Elle ouvrit le four, doù séchappait une vapeur parfumée. Et des pommes de terre nouvelles à lail.
Maman, tu navais pas besoin de te donner tant de mal, dit Théo, mais son sourire trahissait son plaisir.
À table, Élodie observait avec fierté son fils dévorer son repas. Sophie goûta aussi cétait délicieux. La viande tendre, la sauce onctueuse, les pommes de terre fondantes.
Élodie, comment faites-vous pour que ce soit si bon ? demanda-t-elle. Quel est votre secret ?
Il ny a pas de secret, ma chérie, rit-elle. De bons ingrédients, de lail frais, un peu de beurre. Et surtout, le faire avec amour.
Mais les proportions ?
À linstinct, ma chérie. Après toutes ces années, mes mains savent delles-mêmes.
Sophie se découragea. Encore ces mains mystérieuses qui savent tout. Les siennes, visiblement, ne savaient rien.
Maman, tu te souviens de tes madeleines ? intervint Théo. Celles au citron. Je men souviens encore.
Comment les oublier ? sattendrit Élodie. Je les faisais tous les dimanches. Vous les mangiez en deux temps trois mouvements.
Vous nen faites plus ? demanda Sophie.
Et pour qui ? Théo vient rarement, et je nai plus autant dénergie.
Maman, tu ne pourrais pas apprendre à Sophie ? suggéra Théo. Elle a essayé, mais ça ne marche pas.
Sophie sentit son visage senflammer. Elle était gênée que son mari mentionne ses échecs devant sa mère.
Ce nest pas sorcier, balaya Élodie. Si la pâte est bien travaillée, cest gagné.
La mienne ne lève jamais
Peut-être que tu utilises de la mauvaise levure. Ou que leau est trop chaude.
On pourrait essayer ensemble un jour ? proposa timidement Sophie.
Bien sûr, ma chérie. Venez un matin, on prendra le temps.
Mais ce jour fut sans cesse repoussé. Théo avait du travail, Élodie était occupée, ou il pleuvait. Et Sophie continuait de cuisiner chaque soir, écoutant son mari lui dire que ce nétait pas comme chez sa mère.
Un matin, elle décida de tenter un nouvel effort. Elle se leva tôt, avant daller travailler, et mit un gigot dagneau à mijoter dans la cocotte. Toute la journée, elle imagina la joie de Théo en rentrant et en sentant lodeur dun vrai repas maison.
Quest-ce que cest que cette bonne odeur ? demanda-t-il en entrant.
Un gigot aux herbes, annonça Sophie fièrement. Il cuit depuis ce matin.
Elle ouvrit la cocotte et lui servit une généreuse portion. La viande était fondante, les légumes parfaitement cuits, la sauce riche en saveurs.
Théo goûta, mâcha pensivement.
Pas mal, concéda-t-il. Mais maman le faisait différemment. Elle mettait du romarin, pas du thym. Et lail, elle lécrasait, pas en lamelles.
Mais cest bon, non ? insista Sophie.
Oui, admit-il. Mais ce nest pas pareil.
Elle sentit son cœur se serrer. Encore une fois, ce nétait pas pareil. Elle avait pourtant tout donné cherché des recettes, acheté les meilleurs ingrédients, passé des heures à cuisiner. Et pour quel résultat ?
Théo, et si on commandait parfois à manger ? proposa-t-elle plus tard. Il y a de si bons traiteurs maintenant.
Quest-ce que tu racontes ? sindigna-t-il. Un foyer, cest des repas faits maison. Cest la base.
Mais si je ny arrive pas
Tu y arrives. Il faut juste persévérer.
Sophie najouta rien. Persévérer ? Elle passait déjà des heures en cuisine, suivait des tutoriels, lisait des blogs culinaires. Que pouvait-elle faire de plus ?
Le dimanche suivant, ils retournèrent chez Élodie. Cette fois, elle proposa à Sophie de laider à préparer des madeleines.
Viens, ma chérie, tu vas maider. Comme ça, tu verras comment je fais.
Sophie sexécuta avec enthousiasme tamisa la farine, chauffa le beurre, mélangea la pâte. Élodie guidait chaque geste, corrigeant doucement.
Ne travaille pas trop la pâte, sinon elles seront dures.
Le résultat était une pâte lisse et élastique. Elles la laissèrent reposer, puis préparèrent la garniture des éclats de citron confit.
Il faut juste les incorporer délicatement, expliqua Élodie. Pour ne pas casser la pâte.
Lorsque les madeleines sortirent du four, un délicieux parfum envahit la cuisine.
Alors ? demanda Élodie alors quils les dégustaient ensemble.
Cest réussi ! sexclama Sophie. Nest-ce pas, Théo ?
Il hocha la tête, mâchant lentement.
Oui, cest bon. Mais celles de maman sont plus légères.
Élodie lui lança un regard réprobateur.
Théo, voyons. Sophie a fait de son mieux, cest très bien.
Je nai pas dit le contraire. Juste que les tiennes sont meilleures, maman.
Sophie baissa les yeux. Même avec laide de sa belle-mère, même en suivant ses conseils, ce nétait toujours pas assez.
Ce soir-là, chez elle, Sophie contempla les madeleines restantes. Elles étaient délicieuses, mais cela ne suffisait pas à Théo. Il lui fallait lexacte reproduction des plats de sa mère.
Sophie, quest-ce quon mange demain ? demanda-t-il en entrant dans la cuisine.
Je ne sais pas encore, répondit-elle, lasse.
Tu pourrais faire une quiche lorraine ? Maman ma donné sa recette.
Daccord, je la ferai.
Mais Sophie savait déjà que sa quiche ne serait pas comme celle dÉlodie. Ni son pot-au-feu, ni ses escargots. Parce quelle navait pas ce tour de main, ce don, cet amour du moins, cest ce quil semblait.
Elle sapprocha de la fenêtre. Dehors, la nuit tombait, les lumières des appartements voisins scintillaient. Quelque part, dautres femmes cuisinaient pour leur mari. Peut-être que certaines, comme elle, narrivaient pas à égaler leur belle-mère. Ou peut-être avaient-elles simplement la chance davoir un mari qui appréciait leurs efforts, au lieu de les comparer sans cesse.
Sophie soupira et commença une liste de courses pour le lendemain. La quiche exigeait de bons ingrédients, peut-être que ce serait meilleur ainsi. Mais elle nespérait plus vraiment entendre Théo la féliciter pour ses plats.
Et soudain, elle comprit : ce nétait pas elle qui devait changer. Elle cuisinait avec amour, et cétait déjà assez. Le bonheur ne se mesurait pas à la perfection dun plat, mais à la sincérité du cœur qui le préparait.







