Juin : Le Mois des Douces Lumières et des Débuts Été

ZUNETTE

Elle devait mettre bas dun jour à lautre. Une énorme rottweiler de trois ans, répondant au nom dAïda. Mais pour les intimes, elle était simplement Zunette. Je ne me souviens plus qui avait lancé ce sobriquet tendre et bizarre. Mais il lui était resté collé à la peau. Ainsi vivait-elle avec deux noms : lun pour ses proches, lautre pour les étrangers. Et elle ny voyait aucun inconvénient : Zunette, cétait Zunette. Ça ne lui faisait ni chaud ni froid.

Tante Lucie, sa maîtresse, était une femme dune douceur extrême, dune hospitalité sans limites, follement éprise de sa protégée. La rottweiler le savait et en profitait sans scrupule. Malgré avoir suivi chez moi un « cours dobéissance » et même réussi son examen avec brio, elle se permettait beaucoup de libertés sous le regard indulgent de ses propriétaires. Elle dormait exclusivement dans leur lit, bafouant parfois toutes les règles de bienséance : au petit matin, elle poussait son maître, loncle Vincent, hors des draps dun coup de patte puissant, sétalait à sa place en ronflant bruyamment, et reprenait son rêve en cours. Elle mangeait comme un vrai membre de la famille, en grande pompe dans la cuisine, posant sa lourde tête sur les genoux de tante Lucie. Elle nhésitait pas à voler un morceau directement dans une assiette, sans le moindre remords. Ses maîtres lui permettaient tout, et au moindre signal ou soupçon de malaise, ils alertaient la moitié du quartier.

Il faut dire quà cette époque, les téléphones portables nexistaient pas encore. Mais en connaissant ladresse de la personne recherchée et avec laide des taxis, on parvenait à se sortir des situations délicates. Ainsi, après mavoir conduite chez ma patiente, tante Lucie essaya, comme dhabitude, de se ressaisir. Zunette nous accueillit à la porte de lappartement, considérablement épaissie, en parfaite santé malgré une respiration lourde. Évidemment, une mère sur le point daccoucherselon mes estimations, elle allait offrir à ses propriétaires une douzaine de chiots. Pas moins.

« Alors ? » demanda la maîtresse, la voix tremblante dinquiétude. « Cest pour bientôt ? » Son regard anxieux se posa sur la chienne.

« Tante Lucie, dis-je, gênée, vous pourriez au moins me laisser enlever mon manteau et me laver les mains avant dexaminer votre chienne. »

Zunette, anticipant les moments dattention quelle allait recevoir, poussa un petit cri joyeux, remuant la queue et souriant de toute létendue de sa grosse mâchoire. Il lui restait au moins douze à quatorze heures avant la mise bas. Aucune pathologie ni anomalie nécessitant une surveillance immédiate nétait détectable, ce que je mempressai dannoncer à la maîtresse.

« Comment ?! sexclama tante Lucie en levant les bras. Tu vas nous laisser seuls cette nuit ? Et si laccouchement commence plus tôt ? Et si un chiot sétouffe ou reste coincé ? » Ses yeux se figèrent de terreur. La chienne, sentant la peur de sa maîtresse, gémit avec angoisse et me fixa avec un regard suppliant.

« Je vous le répète, tout va bien. Elle mettra bas demain matin, vers midi. »

« Laure, supplia la vieille dame, si quelque chose arrive à Zunette, je ne men remettrai pas. Tu te souviens quand elle était malade ? » Je hochai la tête. « Tu te souviens quand elle était mourante ? » Nouveau hochement. « Jai failli mourir avec elle. Tu veux que ça recommence ? » Elle leva les sourcils, lair interrogateur.

À vrai dire, lors de cet épisode, son hystérie mavait terrifiéeallongée sur le tapis aux côtés du chiot malade dentérite. Une réaction aussi panique face à létat dun animal, cétait une première dans ma carrière. Il avait fallu beaucoup defforts pour quelle se reprenne et me laisse soigner le patient qui en avait vraiment besoin. Je ne tenais pas à revivre ça.

« Bon, très bien, » dit-elle, apaisée, ravie de mavoir si facilement convaincue de rester, avant de se diriger vers la cuisine pour préparer le thé.

Soudain, Zunette eut un éclair de mémoire. Elle se rappela que la place dun chien dressé nétait pas dans la cuisine, mais plutôt près de lentrée, dans le couloir.

« Où est Zunette ? » sinquiéta tante Lucie, ne voyant pas la chienne à ses côtés. Elle se leva et sortit dans le couloir.

Zunette était couchée sur son tapis, la tête posée sur ses pattes avant, lair morose.

« Zunette, » appela la maîtresse. La chienne lui jeta un regard entendu, mais ne bougea pas.

« Ah, comprit tante Lucie, tu as peur de Laure ? Cest elle qui tempêche daller dans la cuisine. La méchante prof. » Elle éclata dun rire enfantin.

Je ne cesse de mémerveiller devant lintelligence des chiens. Pourtant, ici, on la gâtait tous les jours, lui permettant toutes les transgressions. Et pourtant, elle se souvenait quavec linstructrice, il ny avait pas de place pour les caprices. Bravo, Zunette.

Lappartement de mes connaissances était spacieux pour les standards locaux. Deux grandes pièces lumineuses, exposées au sud. Au deuxième étage dune maison en bois, très bien isolée. Après un dîner léger que je parvins malgré tout à avaler, on me montra la chambre dami où je passerais la nuit. Une salle de bains attenante, avec eau chaude et froideun luxe rare en hiver dans notre ville à cette époque. Je ne pus refuser une telle offre.

Rafraîchie par la douche, je sortis de la salle de bains et tombai nez à nez avec Zunette.

« Tu me surveilles ? » demandai-je dun ton sérieux. Elle resta immobile, indécise. « Quest-ce que veut la future maman ? » ajoutai-je, la regardant droit dans les yeux.

Zunette fila vers le salon où se trouvaient ses maîtres, sarrêta à la porte et se retourna vers moi, comme pour demander la permission de dormir dans son environnement habituel. Quelle rusée. Mais au dernier moment, elle changea davis et retourna dans le couloir.

Peu après, le maître rentra du travail. Nouvelle séance de thé et de conversation aimable. Mais Zunette refusa catégoriquement de dormir avec eux dans leur chambre, les laissant perplexes.

Dehors, tous les signes annonçaient une tempête de neige. Des nuages couvraient le ciel dun horizon à lautre, prêts à déverser une quantité inhabituelle de flocons. La lune, à peine apparue, se cacha aussitôt. Bref, lhiver

Vers minuit, tout le monde alla se coucher. Le sommeil ne venait pas. Je suis une noctambule. Plutôt que de compter les moutons en vain, je pris un magazine posé sur la table de chevet. Après lavoir feuilleté un moment, je sentis mes paupières salourdir et décidai darrêter. Jéteignis la lampe et mallongeai confortablement. Je laissai la porte entrouverte, au cas où je nentendrais pas la chienne.

Au milieu de la nuit, je me sentis mal. Réveillée par une douleur aiguë qui partait de ma nuque et descendait vers mon cœur, je me souvins avoir laissé ma trousse de médicaments dans lautre pièce. La douleur augmentait si vite que me lever était hors de question. Lair me manquait. Étourdissement et faiblesse ajoutaient à mon désarroi. Il fallait agir vite.

Jappelai tante Lucie, mais ma voix était trop faible. Cest Zunette qui arriva. Voyant mon état, elle sagita.

« Zunette, murmurai-je, ravie de cette chance minime de salut. Va chercher Lucie. »

La chienne me regarda fixement, réfléchit une seconde, puis courut vers la chambre de ses maîtres. Jentendis ses grattements à la porte. Ils lavaient fermée. Pas de chance. Zunette revint en claquant des griffes sur le sol. Son regard anxieux me fit comprendre que ma mission de sauvetage échouait.

« Zunette Ouvre-leur la porte. La porte, » chuchotai-je, les lèvres sèches. La douleur sintensifiait. Si je mévanouissais, cétait fini.

Au troisième essai, elle parvint à ouvrir la porte à la force de son poids et se précipita vers tante Lucie pour la réveiller.

« Zunette, tu veux sortir ? Cest tôt, » dit une voix ensommeillée. Mais la chienne insista.

Enfin, la maîtresse se levamais au lieu de venir vers moi, elle shabilla, prit la laisse, lattacha au collier, ouvrit la porte et tenta dentraîner Zunette dans lescalier. Jentendais leurs efforts dans le couloir, mais navais plus la force de parler. Zunette résistait de toutes ses pattes. Il fallait une sacrée force pour bouger une telle masse.

Profitant dun moment dinattention, la chienne tira si brusquement sur la laisse quelle ramena sa maîtresse stupéfaite dans lappartement, encore vêtue pour lextérieur. Ne comprenant rien, tante Lucie me dévisagea, bouche bée.

Il lui fallut un moment pour réaliser que Zunette ne lavait pas amenée ici sans raison. Reprenant son souffle, elle demanda : « Laure, tu ne vas pas bien ? »

« Non, bon sang, je plaisante, » pensai-je avec sarcasme. Mais mon cœur me broyait vraiment, et cette douleur devenait insupportable.

« Sans piqûre, cest la fin, » me dis-je, paniquée. « Il faut se ressaisir. »

« Ma trousse, » réussis-je à articuler avant une nouvelle vague de douleur.

Étonnamment, tante Lucie courut chercher ma trousse dans le salon et me la rapporta.

« Et si on appelait une ambulance ? La voisine du dessous a un téléphone. »

Ignorant sa question, je sortis déjà le médicament et la seringue. Le temps était crucial dans ces cas-làsi on peut saider soi-même, mieux vaut ne pas compter sur les autres.

Mais je navais plus la force douvrir lampoule. Heureusement, la maîtresse maida sans discuter, cassa lampoule, remplit la seringue. Je minjectai le produit dans la cuisse sans sourciller.

« Si je survis, je me jure de faire un bilan complet. »

La douleur sestompa peu à peu, et mes joues retrouvèrent leurs couleursdu moins, cest ce que dit tante Lucie, qui ne mentait jamais. Elle mit longtemps à se remettre de cette aventure nocturne.

Nous bûmes encore du thé dans la cuisine, et je remerciai ma sauveuse pour sa ténacité. Les chiens ont vraiment une intelligence.

Le sommeil avait fui. Zunette, en chien bien éduqué, demanda plusieurs fois à sortir. Tante Lucie enfilait et retirait son manteau, rapportant sur ses épaules des flocons blancs et duveteux.

Vers onze heures, les contractions commencèrent. Ce fut à mon tour daider Zunette. Une portée de chiots robustes et joufflus arriva lun après lautre, à intervalles courts. Aïda regardait son trésor avec des yeux écarquilléslexpression ahurie de cette mère héroïque resta gravée dans ma mémoire. Elle était devenue mère, et cela navait pas de prix.

Elle nest plus de ce monde. Elle a vécu une vie longue et heureuse auprès de gens qui laimaient. Mais encore aujourdhui, je repense à ma sauveuse.

Les animaux savent être reconnaissants. Et nous, les humains ? Souvenons-nous souvent de ceux qui nous ont sauvés ?

Оцените статью
Juin : Le Mois des Douces Lumières et des Débuts Été
Belle-mère : Secrets, Conflits et Amour dans une Famille Française