Joséphine

**Journal Personnel**

Elle devait mettre bas dun jour à lautre. Une impressionnante rottweiler de trois ans nommée officiellement Aïcha. Mais pour ceux qui laimaient, elle était simplement Junon. Je ne me souviens plus qui avait lancé ce sobriquet tendre et un peu farfelu. Mais il lui était resté collé à la peau. Ainsi vivait-elle avec deux noms : lun pour les intimes, lautre pour le reste du monde. Elle ny voyait aucun inconvénient : Junon, soit. Ça ne lui enlevait rien. Tante Élodie, sa maîtresse, était une femme au cœur dor, dune hospitalité et dune douceur infinie, follement éprise de sa protégée. La rottweiler le savait et en profitait sans vergogne. Bien quAïcha eût suivi chez moi un « Cours dÉducation Canine » et réussi avec brio son examen dobéissance, elle sautorisait toutes les libertés, grâce à la complaisance de ses maîtres. Elle dormait exclusivement dans leur lit, bousculant parfois les règles élémentaires de lhospitalité : au petit matin, elle repoussait sans ménagement son maître, loncle Théo, avec ses pattes puissantes, sétalant à sa place en ronflant bruyamment. Elle mangeait comme un vrai membre de la famille, posant sa lourde tête sur les genoux de tante Élodie lors des repas. Elle nhésitait pas à chiper un morceau dans une assiette, sans le moindre remords. Ses maîtres lui permettaient tout et, au moindre signe dinconfort, alertaient la moitié du quartier. Ce fut encore le cas ce jour-là.

À cette époque, le portable nexistait pas, mais avec une adresse précise et un taxi, on se débrouillait. Tante Élodie mavait donc fait venir chez elle, tentant, comme toujours, de garder son calme. Junon nous accueillit à la porte, alourdie par sa gestation, en parfaite santé malgré une respiration un peu lourde normale pour une future mère sur le point daccoucher. Daprès mon estimation, elle allait offrir à ses maîtres une douzaine de chiots. Pas moins.

« Alors ? » demanda la maîtresse, inquiète, les yeux rivés sur sa chienne. « Cest pour bientôt ? »
« Tante Élodie, répondis-je, gênée, laissez-moi au moins enlever mon manteau et me laver les mains avant dexaminer votre chienne. »
Junon, anticipant lattention quelle allait recevoir, poussa un petit cri joyeux, remuant la queue et souriant de toute létendue de sa large gueule. Il lui restait au moins douze à quatorze heures avant le travail. Aucune pathologie ni anomalie ne nécessitait mon intervention immédiate, ce que jexpliquai à sa maîtresse.

« Quoi ? sexclama tante Élodie, les mains en lair. Tu vas nous laisser seuls cette nuit ? Et si elle accouche plus tôt ? Et si un chiot sétouffe ou coince ? » Ses yeux se figèrent de peur. Sentant langoisse de sa maîtresse, Junon gémit et me regarda avec supplication.
« Je vous le répète, tout va bien. Elle accouchera demain matin, vers midi. »
« Laurène, supplia la vieille dame, si quelque chose arrive à Junon, je ne men remettrai pas. Tu te souviens quand elle était malade ? » Jacquiesçai.
« Tu te souviens quand elle était mourante ? » Nouveau hochement de tête. « Jai failli mourir avec elle. Tu veux que ça recommence ? » Elle leva les sourcils, me défiant du regard. Cette fois-là, son hystérie mavait effrayée : allongée sur le tapis aux côtés du chiot atteint dentérite, elle paniquait comme jamais je ne lavais vu. Il avait fallu des efforts surhumains pour quelle se ressaisisse et me laisse soigner le patient. Je ne tenais pas à revivre ça.

« Bon, très bien », conclut-elle, ravie de mavoir si facilement convaincue de rester, avant de filer préparer le thé. Junon eut soudain un éclair de mémoire. Elle se rappela que sa place, en tant que chienne éduquée, nétait pas dans la cuisine, mais près de la porte dentrée.
« Où est Junon ? » salarma tante Élodie, ne la voyant plus à ses côtés. Elle se leva et la trouva dans le couloir, couchée sur son tapis, la tête posée sur ses pattes, lair morose.
« Junon », lappela-t-elle. La chienne la regarda avec compréhension, mais ne bougea pas.
« Ah ! comprit la maîtresse. Tu as peur de Laurène ? Cest elle qui tinterdit la cuisine. Méchante prof. » Et tante Élodie éclata dun rire enfantin.

Je ne cesse de mémerveiller devant lintelligence des chiens. Pourtant habituée à être gâtée, Junon avait soudainement réalisé quavec moi, pas de quartier. Bravo, Junon.

Lappartement de mes amis était spacieux pour lépoque : deux grandes pièces lumineuses, orientées au sud, à létage dune maison en bois bien isolée. Après un dîner léger que javais accepté par politesse on minstalla dans la chambre damis, avec salle de bains attenante. Leau chaude était un luxe rare dans notre ville cet hiver. Refuser une telle offre eût été impensable.

Sortie de la douche, encore étourdie par la chaleur, je tombai nez à nez avec Junon.
« Tu me surveilles ? » demandai-je sérieusement. Elle resta immobile, indécise. « Et quest-ce que veut la future maman ? » ajoutai-je, tandis quelle me fixait avec adoration.
Junon fila vers le salon où se trouvaient ses maîtres, puis, arrivée à la porte, se retourna vers moi, comme pour demander la permission de dormir à sa place habituelle. Quelle fine mouche ! Mais au dernier moment, elle revint dans le couloir.

Plus tard, le maître rentra du travail. Nouvelle séance de thé et discussions aimables. Junon refusa catégoriquement de dormir avec eux, les laissant perplexes.

Dehors, une tempête se préparait. Des nuages sombres couvraient le ciel, prêts à déverser des flocons en abondance. La lune, à peine apparue, sétait vite cachée. Lhiver, quoi

Vers minuit, tout le monde alla se coucher. Moi, noctambule, je pris un magazine posé sur la table de chevet. Après quelques pages, mes paupières salourdirent. Jéteignis la lampe et mallongeai, laissant la porte entrouverte au cas où Junon aurait besoin de moi.

La nuit, un malaise me réveilla. Une douleur aiguë traversait ma nuque jusquau cœur. Ma trousse de secours était restée dans lautre pièce. La souffrance augmentait, me privant de lénergie nécessaire pour me lever. Létourdissement et la faiblesse sajoutèrent au tableau. Jappelai tante Élodie, mais ma voix était trop faible.

Junon arriva, inquiète.
« Junon, murmurai-je, va chercher Élodie. »
Elle me regarda, réfléchit un instant, puis fonça vers la chambre. Jentendis ses grattements contre la porte fermée. Pas de chance. Elle revint, désemparée.
« Junon, ouvre-leur la porte, insistai-je, la bouche sèce. »
La douleur sintensifiait. Si je mévanouissais, cétait fini.

Au troisième essai, elle réussit à pousser la porte avec son poids et réveilla tante Élodie.
« Junon, tu veux sortir ? Cest tôt », grogna la maîtresse, endormie.
Mais la chienne insista. Finalement, tante Élodie se leva, enfila son manteau, attacha la laisse et tenta de lemmener dehors. Junon résista, pattes écartées, jusquà ce quelle parvienne à traîner sa maîtresse stupéfaite jusquà ma chambre.

« Laurène, tu vas mal ? » demanda-t-elle, bouche bée.
*Non, bien sûr, je plaisante*, pensai-je ironiquement. Mais la pression dans ma poitrine était insupportable.
« Si je ne minjecte pas ça maintenant, cest la fin. »
« Ma trousse », parvins-je à articuler avant une nouvelle vague de douleur.

Miraculeusement, tante Élodie courut la chercher. « On appelle les urgences ? Ma voisine en bas a un téléphone. »
Ignorant sa question, je sortis lampoule et la seringue. Le temps était crucial. Mais je navais plus la force douvrir lampoule. Tante Élodie maida sans un mot, cassa le bout, remplit la seringue. Je minjectai la dose dans la cuisse sans sourciller.

*Si je survis, je me jure de passer un examen complet.*
La douleur sestompa. Mes joues reprirent des couleurs, selon tante Élodie qui ne mentait jamais. Elle, en revanche, peinait à réaliser ce qui venait de se passer.

Nous bûmes du thé en cuisine, et je remerciai ma sauveuse à quatre pattes pour son obstination. Les chiens ont vraiment une intelligence rare.

Le sommeil avait fui. Junon, en bonne élève, demanda plusieurs fois à sortir, couvrant tante Élodie de neige à chaque fois.

Vers onze heures, les contractions commencèrent. Ce fut mon tour daider Junon. Une douzaine de chiots vigoureux naquirent rapidement. Aïcha contemplait sa progéniture, visiblement sous le choc. Lexpression de cette mère héroïque resta gravée dans ma mémoire.

Elle nest plus de ce monde aujourdhui. Elle a vécu une vie longue et heureuse, entourée damour. Mais parfois, je repense à celle qui ma sauvée. Les animaux savent être reconnaissants. Et nous, les humains ? Souvenons-nous souvent de ceux qui nous ont tendu la main.

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Joséphine
Tu peux rester si tu cuisines pour tout le monde – ricana l’homme