**Entre nous, pas de secrets**
Jeanne ! Jeannot, mais quest-ce que tu fais plantée là comme un piquet ? Dépêche-toi, on va rater le cinéma ! Et on devait prendre du pop-corn lança Océane, son amie, en linterpellant.
Hein ? Jeanne leva les yeux, troublée, sentant son cœur battre à tout rompre.
Mais quest-ce qui tarrive ? Allez, on y va ! Les autres nous attendent ! répliqua Océane, un brin agacée.
Océane, écoute Je ne me sens vraiment pas bien. Vas-y sans moi, je rentre à la résidence, murmura Jeanne.
Tu veux quon appelle les urgences ? Tu es toute pâle sinquiéta son amie.
Non, non Excuse-moi auprès de Lucas, daccord ? Jeanne tentait de maîtriser sa voix, sans succès.
Bon, si tu veux. Repose-toi. Cest peut-être le stress des partiels ? suggéra Océane.
Oui, sans doute, sourit faiblement Jeanne.
Océane partit en se retournant plusieurs fois. Jeanne sassit sur un banc, sortit une bouteille deau, but une gorgée et sessuya le visage. Elle respira mieux.
Jeanne navait pas avoué à son amie ce qui lavait tant bouleversée. Ce nétaient pas les examens. Quelques minutes plus tôt, une femme enceinte était passée avec une poussette et deux enfants. Océane ny avait probablement pas prêté attention, mais Jeanne La jeune femme frotta ses joues et se revit dix ans en arrière
Jeannette, tu traînes encore avec la vaisselle ? Dépêche-toi. Je voulais tenvoyer chercher des couches, ordonna sa mère en entrant dans la cuisine.
Jeanne laissa échapper une assiette. Le bruit réveilla le petit Jules, qui se mit à pleurer.
Mais quest-ce que tu fais, maladroite ? Va le calmer ! Je viens juste de lendormir ! cria sa mère.
Tout de suite répondit Jeanne dune voix rauque en se dirigeant vers le berceau.
Jeanne était laînée dune famille où le père était parti avant ses deux ans. Sa mère enchaînait les compagnons et enfantait à chaque fois. Les tâches ménagères et la garde des petits Chloé, Marine, Théo et Jules reposaient sur elle.
Il sest rendormi ? demanda Nathalie en ouvrant un pot de confiture.
Oui chuchota Jeanne en retournant à lévier.
Laisse la vaisselle, va chercher les couches. Tu finiras ce soir en rentrant du lycée, ordonna Nathalie.
Maman, je vais être en retard. La prof principale va râler, protesta Jeanne.
Ce nest pas grave de perdre dix minutes. Moi, je séchais les cours, et regarde, je men suis bien sortie, rétorqua sa mère.
Sur le chemin du magasin, Jeanne croisa des camarades en train de manger des glaces.
Oh, regardez, cest notre « petite maman » ! se moqua lune delles.
Ce surnom lui était resté depuis quelle promenait ses frères et sœurs en poussette. Elle rêvait dêtre comme les autres : sortir, aller au cinéma, lire et parler de garçons, pas de couches. Elle ne détestait pas les petits, mais en voulait à sa mère
À dix-huit ans, Jeanne ne rêvait que dune chose : sinscrire à luniversité et quitter cette ville. Après le congé maternité de Jules, Nathalie avait repris le travail.
Un matin de mai, Jeanne trouva sa mère pâle.
Maman, tu es malade ?
Oui Prépare des œufs au plat. Lodeur de la nourriture me donne la nausée
Quest-ce que tu as ? demanda Jeanne, la voix tremblante.
Jeannette, sois pas naïve. Je suis enceinte. On va avoir un bébé avec tonton Alain.
Mais pourquoi ? Tu as quarante ans
Tu crois que cest mon choix ? Alain y tient. Dailleurs, il va emménager ici. On va devoir se serrer. Va faire ces œufs.
Cette nuit-là, Jeanne prit une décision : elle partirait. En août, elle réussit ses examens et senfuit dans la foulée.
La ville lui offrit une nouvelle vie. Elle trouva un petit boulot, se fit des amies. Elle se jura de ne jamais avoir denfants et de vivre pour elle.
***
Mademoiselle ? Vous mentendez ? Une voix masculine la ramena à la réalité.
Pardon Je
Vous allez bien ?
Oui, juste un peu fatiguée
Si on prenait un café pour vous réveiller ? Il y a un bon petit lieu pas loin.
Elle accepta. Linconnu sappelait Antoine. Ils se plurent rapidement et commencèrent à sortir ensemble. Mais plus leur relation avançait, plus Jeanne sombrait dans une angoisse inexplicable. Elle voulait peut-être se marier, mais lidée dêtre mère la terrifiait.
Un soir, Antoine linvita au restaurant. Elle devina quil allait faire sa demande et décida de refuser.
Il sortit un écrin en velours rouge.
Jeanne, je taime et je veux que tu sois ma femme. Mais avant ta réponse, je dois te dire quelque chose
Quoi donc ? demanda-t-elle, les larmes aux yeux.
Je ne peux pas avoir denfants. Cest définitif. Si tu macceptes, je veux quil ny ait aucun secret entre nous. Je ne pourrais pas adopter non plus
Je veux bien, répondit Jeanne, libérant enfin ses larmes.
Tu es sûre ?
Absolument. Moi aussi, jai des choses à te raconter mais pas ici. Sache juste que je ne veux pas denfant. Jamais.
Ils se marièrent et déménagèrent. Sa mère et ses frères et sœurs ignoraient même où elle vivait. Elle avait coupé les ponts et vivait enfin heureuse avec Antoine.
Dans leur maison douillette, tout nétait que calme et tendresse. Antoine travaillait dans une grande entreprise, tandis que Jeanne ouvrait latelier dart dont elle rêvait. Le soir, ils buvaient du thé sur le balcon, partageant leurs pensées. Leur vie, simple et paisible, déroutait certains, mais Jeanne savait que cétait ce quelle avait toujours voulu.
Parfois, son enfance resurgissait, mais sans douleur. Ces souvenirs faisaient partie delle, layant menée jusquà ce bonheur. Et en regardant Antoine sourire, elle sut quelle avait fait le bon choix.
Le bonheur prend mille formes, et le sien était là, dans cette paix choisie.







