COMMENT JE L’AI DÉTESTÉE
Un feuillet légèrement froissé reposait dans le tiroir de son bureau, à côté de sa lettre de démission. Je lai pris, et une intuition ma soufflé que ce message métait destiné. Une vieille habitude denfant mest revenue à lesprit. Petits, nous jouions aux espions avec les garçons du quartier et échangions des missives secrètes. Nous utilisions du jus de citron dans une soucoupe ou du lait comme encre. Avec un cure-dent ou un coton-tige, nous tracions nos messages. Puis, en passant la feuille au-dessus de la flamme dune gazinière, nous déchiffrions nos codes. Élise et moi avions même évoqué ces souvenirs denfance, un jour.
À peine lheure de la pause déjeuner arrivée, je me suis précipité chez moi et, tel un adolescent éperdu, les mains tremblantes, jai reproduit le rituel au-dessus de la gazinière. Et javais raisoncomme toujours. Cétait bien une lettre delle. Elle était aussi folle que moi !
*Si tu tiens ce texte entre tes mains, cest que je ne me suis pas trompée*, écrivait Élise. *Tu as deviné ce quil fallait faire avec cette feuille. Tout aurait pu être différent. Mais je veux te dire une chose : en mhumiliant, tu as détruit tout ce que jéprouvais pour toi. Je crois même que tu prenais plaisir à me maltraiter. Peut-être est-ce là tout ce dont tu es capable. Si lon ta un jour fait souffrir, cela ne te donne pas le droit te moquer de ceux qui ne peuventou ne veulentpas te rendre la pareille. Crois-tu que je naurais pas pu te renvoyer lascenseur ? Mais alors, je naurais plus été moi-même.*
*On peut gagner une bataille et perdre la guerre. Ne me cherche pas. Adieu.*
*Pourquoi ?* Je me pose cette question encore et encore. *Pourquoi lai-je tant détestée, avec cette violence, cette fureur ?*
Elle est entrée un jour, apportant avec elle un rayon de soleil, la lueur de la lune, le parfum de locéan et le murmure des vagues, le tout en une seule présence. Les oiseaux se sont mis à chanter, leurs mélodies féeriques emplissant lair. Les roses, les tulipes, les pivoines et les glaïeuls ont éclos dun coup. Je ne suis guère romantique, mais cela, je lai vraiment ressenti.
Létouffement ma saisi. Une chaleur intense. Je brûlais tout entier.
Élise nétait pas une beauté classique, mais elle possédait quelque chose qui me rendait fouune chose que je ne saurais définir.
Croiriez-vous que je nai jamais croisé de belles femmes ? Détrompez-vous. Jen ai connu des dizaines, intimement même. Jen étais rassasié. Tout ce que je désirais et pouvais moffrir, je lavais eu en abondance.
Je my connaissais en femmes. Blondes, brunes, rousses. Bien que je préférais les brunes aux cheveux courts. Fleurs, chocolats, parfums, rendez-voustout cela faisait partie du jeu. Jai aimé, et jai été aimé. Je menflammais vite. Un refus ? Je partais sans regret et trouvais plus accommodant.
Je me souviens de mon premier amour. Une rupture douloureuse. Jai beaucoup souffert. Puis jai compris : mieux valait être maître de la situation quen quête de faveurs.
Mais avec elle Avec elle, je nai eu quune envie : me blottir contre ses genoux chauds, effleurer sa peau douce et immaculée, enrouler mes doigts dans ses luxuriants cheveux châtains, caresser sa nuque et sa taille, et laspirer tout entière, sans limite, sans fin, sans interdits
Élise était ma subordonnée. Pas que ce fût ma meilleure employée, mais je pouvais toujours compter sur elle. Elle terminait chaque tâche à tempset même, je lui confiais les projets les plus ardus, et elle sen sortait.
Je pouvais lui crier dessus, la regarder et savourer mon pouvoir. Pourquoi agissais-je ainsi ? Elle se recroquevillait alors, vulnérable, et cela ne faisait quattiser mon désir de lécraser davantage. Mais elle ne cédait pas. Si seulement elle avait pleuré ! Çaurait été ma victoire. Jaurais essuyé ses larmes, je laurais consolée. Et peut-être que tout aurait changé. *Moi*, jaurais changé.
Jai tenté mille stratagèmes pour capter son attention. Cadeauxchocolats, bonbons. Compliments. Regards chargés de sous-entendus.
Je voulais la toucher. Pas seulement physiquement. Je rêvais de lire ses pensées, ses désirs. Et jy suis presque parvenuje sentais bien quelle aussi éprouvait quelque chose pour moi.
Quand elle était près de moi, cétait comme si lon me versait de leau bouillante sur la peau.
Un jour, je lai prise dans mes bras. Elle ma repoussé avec fermeté. Ma fixé droit dans les yeux, sans un mot.
Comment a-t-elle osé ?
Elle était mon égale, mais je refusais de le voir. Pirejavais peur dadmettre quelle était *ma* femme. Mais elle ne létait pas. Et cela me rendait furieux.
Cétait fascinant de lobserver dans différentes situations. De la voir résoudre les problèmes. Et elle y parvenait, toujours.
Mes amis ricanaient en douce, me regardant du coin de lœil, salivant à lidée quelle fût déjà à moi. Ils rêvaient de lavoir, eux aussi. Cela mirritait, car ce nétait pas vrai.
Elle était inabordable.
En sa présence, je téléphonais à dautres femmes, espérant éveiller sa jalousie. Je riais, flirtais, proposais des rendez-vous.
Elle ne me regardait même pas dans ces moments-là. Juste un silence obstiné.
Je croyais quelle aussi était obsédée par moi, je le sentais dans ma chair. Elle *devait* ressentir quelque chose, cétait impossible autrement ! Je ny croyais pas seulementjen étais sûr.
Je savais quelle avait besoin de ce travail, quelle ne me quitterait pas, quelle tolérerait tout jusquau jour où elle se jetterait à mes pieds. Et alors, je lenvelopperais damour. Je le voulais tant !
Mais lorgueil ne détruit pas que les murs infranchissables. Il ravage tout sur son passage.
Vendredi, elle nest pas venue. Téléphone éteint, e-mails bloqués. Oui, cette garce na pas terminé le projet. Elle ma trahi !
La nymphe sest dissipée dans lair, tel un nuage. Elle *était* ce nuagelointain et proche à la fois, à portée de main
Et moi qui croyais que cela narrivait pas.
Comme je me trompais.
Cela arrive







