Le Petit-Fils Mal-Aimé

La grand-mère naimait pas Valentin, elle le rejetait.

« Il nest pas des nôtres, pas des nôtres », répétait Anne-Marie aux commères à lépicerie.

« Mais voyons, Marie, comment ça ? Regarde-le, cest le portrait craché de ton Gaston ! »

« Je ne peux pas, mes chéries. Dans ma tête, je sais que cest le fils de Gaston, mais mon cœur, lui, ne suit pas. Les petits-enfants de ma fille, oui ceux-là, je les chéris. Mais ceux de mon fils je ny arrive pas. Et puis, il na pas grandi avec nous. Bien sûr, il court partout, il babille, il mappelle « mémé » mais non, je ne peux pas ! Dès que je le regarde, je vois cette ressemblance avec les Sauvageot, ça ne me parle pas. »

« Eh bien, cest comme ça parfois, vous savez », soupira une autre femme. « Ma pauvre mère, Dieu ait son âme, elle adorait ma Lucette, toujours à la dorloter, à lui faire des gâteries, tandis que les enfants de mon frère Yvon bof. Enfin, des petits-enfants comme les autres. Yvon sen offusquait parfois, il râlait. Et elle lui répondait : «Ne ten fais pas, mon fils, avec ta sœur, je suis sûre que cest mon sang, mais avec toi tu comprends, on ne sait jamais.» »

« Oh, chez moi, cest pareil ! »

« Chez nous aussi »

« Mon Dieu, les filles, moi aussi, jai ce travers. Le fils de ma fille, un vrai petit ange des yeux, un nez, des fossettes, tout y est ! On ne se lasse pas de ladmirer, mon mari et moi. Mais celui de ma belle-fille je ny arrive pas. Je sais bien que cest le fils de mon fils, mais non. En plus dêtre tout le portrait de sa famille, il est toujours morveux et sale. Si jose lui dire de soccuper un peu de son enfant, elle rétorque quelle na pas le temps. «Votre fils, dit-elle, veut une maison propre et des repas chauds. Quand est-ce que je dois moccuper du petit, moi ?»

Je lui rétorque : «Et les autres, alors ? Les autres travaillent en plus !» Tenez, les grand-mères davant couraient traire les vaches à quatre heures du matin. Moi, je préparais la pâte à pain, je la laissais lever sur la table, le poêle était déjà chauffé, il ne restait plus quà enfourner et je filais à la traite.

Un jour, jai réveillé Antoinette, mais la pauvre dormait encore debout. Je lai laissée là, en demandant à son grand-père de surveiller le pain il était déjà bien fatigué, mais bon, je me disais quil pourrait aider la petite à enfourner.

Mon cœur me disait que quelque chose nallait pas, alors jai demandé à Denise de me couvrir et je suis rentrée en courant.

Et là, je la vois, ma fille, endormie comme un loir, la pâte à pain qui déborde de partout, presque par terre, les cheveux dans la farine Oh là là !

«Papa, mais quest-ce que vous faites ?» que je lui dis. «Moi ? Rien», quil répond. «Et le pain, alors ?» «Bah, il va pas senfuir, le pain !»

Et il sen va, en caleçon, celui-là aussi, il avait sa petite folie

Et la conversation sur les petits-enfants des fils dériva tranquillement vers dautres sujets.

Anne-Marie, quant à elle, rentra chez elle en silence, rassurée de ne pas être la seule à ne pas aimer les petits-enfants venus des belles-filles.

Valentin, lui, continuait de se rapprocher de sa grand-mère. Il avait limpression que, comme ça, il se rapprochait un peu de son père. Son père était parti dans le Nord, il y avait longtemps, quand Valentin était tout petit. Il était allé travailler sur de nouveaux chantiers. Et depuis, plus de nouvelles. Mais Valentin, lui, attendait son père, laimait. Il lui écrivait des lettres et les apportait à mémé Anne.

Sa mère disait que seule cette vieille chouette savait où diable traînait son bon à rien de père. Mais Valentin savait que sa mère laimait. Cétait juste la colère, parce quil ne lavait pas emmenée explorer ces terres du Nord, qui la faisait parler ainsi de lui et de mémé Anne.

Et comment aurait-il pu lemmener ? Et Valentin, alors ? Elle devait comprendre.

Parfois, sa mère hurlait que Valentin et son père lui avaient gâché la vie. Quelle aurait dû épouser Jean, Jean Spiraud, lui faire une ribambelle denfants et vivre comme un coq en pâte.

Valentin essaya de rouler du fromage dans du beurre avec son petit camion de jouet, celui que mémé Anne lui avait offert pour son anniversaire oh là là, les cris de sa mère ce jour-là ! Elle voulait le jeter. Mais Valentin saccrocha à son cadeau. Il avait limpression que cétait son père qui le lui avait offert. Et cétait sûrement vrai, ce camion devait coûter cher son père avait dû envoyer de largent à mémé Anne pour ce cadeau. Mais sa mère cria encore : «Jette-le ! Jette-le !»

Valentin fit rouler son fromage dans le beurre avec son camion et ne comprit pas : pourquoi sa mère voulait-elle tant cette vie ? Quest-ce qui nallait pas ?

Bah, quand son père reviendrait du Nord, ils vivraient mieux que ces Spiraud, et sa mère arrêterait de regretter de ne pas avoir épousé ce Jean.

Un jour, Valentin alla chez sa grand-mère, et sa cousine Agathe était là. Un peu gâtée, celle-là. Mais bon, elle était petite, deux ans de moins que Valentin.

«Mémé ma offert une poupée. Regarde, na !» fit-elle en tirant la langue. Valentin, lui, sen fichait, il ne jouait pas aux poupées.

«Et mémé va me faire des crêpes, à la crème fraîche !» continua la chipie.

«Pour tout le monde», grommela la grand-mère entre ses dents. Elle aimait quand même un peu Valentin, voyez, elle remettait cette petite peste à sa place.

Valentin resta par politesse, but son thé, mangea des crêpes. Il demanda à sa grand-mère si elle avait besoin daide. Puis il partit.

«Ouf, enfin, il est parti !» entendit Valentin en fermant la porte. La voix dAgathe. Sa grand-mère, elle, ne bougea pas, muette comme une carpe.

«Tais-toi donc, tu parles trop !»

La grand-mère lavait défendu. Valentin sentit son cœur se réchauffer. Elle laimait donc, son petit-fils.

Pendant ce temps, mémé Anne grondait sa petite-fille :

«Quest-ce que tu racontes ? Tu veux que tout le village sache ? Sil y a des rumeurs, je te fouette avec des orties !»

«Non, tu ne le feras pas.»

«Et pourquoi ça ?»

«Parce que tu maimes, je suis ta petite-fille préférée, ta beauté, ton petit génie» dit Agathe en grimpant sur les genoux de sa grand-mère.

«Oh, ma coquine, oh, ma chérie»

***

Valentin na jamais revu son père. Celui-ci était parti dans le Nord et navait plus donné signe de vie. Sa mère épousa loncle Nico, le cousin de Jean Spiraud. Un type bien, qui ne maltraitait pas Valentin. Il ne laimait pas comme ses deux propres enfants, bien sûr, mais il ne lui faisait pas de mal. Il le traitait dégal à égal. Et même la mère de loncle Nico, mamie Thérèse, était très gentille avec Valentin.

Tout allait bien pour Valentin. Il continuait à courir chez sa grand-mère. Mais il nécrivait plus de lettres à son père.

Avant larmée, Valentin apprit que son père avait une autre famille, des enfants, là-bas. Il ne venait jamais ici, mais mémé Anne, elle, lui rendait souvent visite dans le Nord.

Valentin fut dabord blessé. Il demanda à sa grand-mère pourquoi elle ne lui avait rien dit. Lui, Valentin, avait attendu, écrit des lettres

La grand-mère haussa les épaules : «Des bêtises. Tes lettres, elles sont dans le tiroir. Et ton père, lui, il envoyait une bonne pension. Ta mère a élevé les enfants dun autre avec cet argent.»

Valentin eut mal. Il alla boire, pour la première et dernière fois de sa vie. Puis il cria sa colère : contre sa mère, sa grand-mère, son père.

Sa mère commença à hurler, lappelant ivrogne, bon à rien, mais loncle Nico la rabroua et emmena Valentin au garage. Là, Valentin pleura. Il navait même pas pleuré enfant, mais là Tout sortit : les moqueries à lécole, les autres qui lappelaient «sans-père», qui disaient que sa mère lavait eu on ne sait comment.

Alors, Valentin apprit à se battre. Et pour prouver quil était comme les autres, quil avait un père et deux grand-mères, il continuait à rendre visite à mémé Anne. Il sentait bien quelle ne laimait pas, mais il y allait obstinément, écrivant des lettres que la grand-mère rangeait dans son tiroir. Il ne savait pas ce que cétait, davoir un père. Merci à loncle Nico de lui avoir fait sentir, un peu, ce que cétait. Pas damour paternel, mais quand même

Valentin pleurait, libérant sa peine denfant. Loncle Nico essuya une larme discrète :

«Écoute, Valentin tu es comme un fils pour moi. Non, pas comme tu ES mon fils, mon aîné, tu entends ? Mon fils, Valentin. Je ne suis pas ton vrai père, mais ça fait dix ans que je vis à tes côtés, alors»

Les deux hommes, face à face, se tinrent par la nuque, front contre front, et pleurèrent.

« Mon fils ! »

« Papa ! »

« Mon petit mon fils ! »

« Papa ! »

Sa mère vit la scène, voulut crier à propos de la bouteille de vin ouverte, mais se ravisa. Elle ferma doucement la porte du garage et sen alla. Elle ordonna aux plus jeunes de ne pas déranger : leur père et leur frère avaient une discussion dhommes.

Avant larmée, Valentin alla quand même dire au revoir à sa grand-mère. Elle pinça les lèvres, mais le bénit tout de même, lui souhaitant un bon service. Agathe, la peste, lança : «Enfin, plus besoin de payer pour les enfants des autres !» La grand-mère ne dit rien.

***

Le service militaire passa vite. Valentin revint grandi sa mère et son «papa» étaient heureux. Depuis ce jour dans le garage, Valentin nappelait plus loncle Nico que «papa». Et lui, fièrement, lappelait «mon fils». Personne ne sen étonnait, comme si cela avait toujours été ainsi.

Mamie Thérèse, la mère de «papa», était fière de son petit-fils aîné. Valentin était habile de ses mains. À peine rentré de larmée, il réparait déjà la clôture chez sa grand-mère

Agathe vivait chez mémé Anne maintenant, et elle avait interdit à Valentin de venir Que faire ?

«Ton père a sa propre famille depuis longtemps. Et qui sait même sil est vraiment ton père ? Peut-être quil payait pour le fils dun autre»

La grand-mère ne dit encore rien. Et Valentin ne revint plus.

Valentin se maria, travailla. Ses parents laidèrent à acheter une maison dans le chef-lieu. Eux-mêmes, emmenant mamie Thérèse, y déménagèrent. Ils achetèrent une voiture, eurent deux enfants. Une vie sans soucis.

Un jour, son dos le trahit. «Papa» lavait prévenu : «Tu forces trop, un jour, ton dos lâchera.» Et ce fut le cas. Valentin se traîna comme un «vieillard en cure» dans le couloir de lhôpital quand il entendit des voix. Une femme hurlait presque :

«Quest-ce que vous voulez que jy fasse ? Vous êtes médecins, soignez-la ! Où est-ce que je vais la prendre ?»

«Mademoiselle, si votre grand-mère avait des soins à domicile, elle guérirait.»

«Ah oui, bien sûr. Comme si jallais moccuper des bassines. Cest votre travail !»

«Il ny a plus de raison de garder Anne-Marie ici. Si vous refusez, il faudra la placer en maison de retraite»

«Des enfants et petits-enfants vivants, et on met la grand-mère en hospice, quelle honte !» intervint une troisième voix. «Agathe, tu nas pas honte ? Elle ta élevée, et toi»

«Faites les papiers», répondit la voix glaciale de sa cousine. «Je signerai.»

Valentin entra dans le bureau :

«Inutile de placer qui que ce soit, je prends ma grand-mère !»

«Vous êtes ?»

«Son petit-fils.»

«Vous avez des papiers ?»

«Bien sûr», sourit Valentin. «Évidemment.»

Agathe le toisa avec mépris :

«Ah, te voilà, enfin. Tu as senti lhéritage, hein ? Tant pis pour toi, Valentin. Mémé ma tout légué, la maison et le reste»

Et Agathe sortit en claquant la porte.

Valentin emmena sa grand-mère. Sa mère hocha la tête, se souvenant comme Valentin, enfant, courait chez Anne-Marie, croyant quelle laimait, alors quelle racontait partout quelle ne supportait pas ce gamin.

La grand-mère reprit des forces, recommença à marcher. Elle demanda pardon à Valentin, aida à élever ses arrière-petits-enfants, les aima tous les deux.

Quand son heure vint, Agathe ne vint même pas lui dire au revoir. Sa mère et le père de Valentin envoyèrent un télégramme et un peu dargent à son adresse. Bien sûr, elle ne les rendit pas, mais tant pis

«Voilà le petit-fils quelle naimait pas», murmuraient les gens du village en apprenant quAnne-Marie avait fini ses jours chez Valentin. Ils bavardaient à lépicerie.

Ceux qui divisaient leurs petits-enfants en «aimés» et «non aimés» réfléchirent : et si ça finissait comme pour Anne-Marie ?

«Donne-moi plus de bonbons, Catherine, je les porterai à mes petits-enfants»

***

Ainsi va la vie. Elle avait tout donné à sa petite-fille chérie, née de sa fille. Mais à son petit-fils, celui de son fils rien. Elle ne le considérait même pas comme son petit-fils, malgré sa ressemblance avec son fils. Elle navait pas su se forcer. Et pourtant, cest avec lui, le petit-fils «non aimé», quelle passa ses derniers jours. Et cest lui aussi qui laccompagna jusquau bout

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