Elle a fermé la porte
Ils vont me tuer, ils ne me laisseront pas rentrer… Nico, tu les connais. Je n’ai pas été admise… Je ne sais pas quoi faire.
Léa se tenait dans l’entrée, essuyant ses larmes qui mélangeaient le mascara sur ses joues. Son sac glissa de son épaule et tomba par terre. Elle vacillait, à peine capable de rester debout. Son amie la serra contre elle, lui caressant le dos pour la calmer.
Je n’ai pas réussi. Même pas proche. Mes parents… Léa sanglota. Mon père m’avait prévenue : si je n’étais pas admise, j’irais travailler sur un chantier. Et ma mère… Ce matin, elle ne m’a même pas adressé la parole.
Véronique, sans lâcher son amie, la conduisit lentement vers la cuisine, l’assit à table et lui tenda un verre d’eau.
N’aie pas peur, tu n’es pas seule, déclara fermement Nico. On va s’en sortir. Comme toujours.
Mais je pensais… On devait être ensemble… Dans le même groupe…
La mère de Véronique apparut à l’entrée de la cuisine. Une femme d’une quarantaine d’années, aux cheveux courts et au regard assuré. Professeure, elle savait parler aux adolescents.
Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle avec douceur mais insistance.
Elle n’a pas été admise, murmura Léa, baissant la tête.
La mère s’approcha en silence, s’assit à côté d’elle et la regarda dans les yeux.
Bon, tant pis. Tu retenteras l’année prochaine. Et pour tes parents… On trouvera une solution.
Ce n’étaient pas de vaines paroles. Le soir même, elle réunit toute la famille.
De toute façon, on comptait te louer un appartement là-bas, dit le père à Véronique. Que Léa s’installe avec toi. Elle pourra préparer ses examens tranquillement. Et tu ne seras pas seule, ça nous rassurera. D’accord ?
La mère approuva d’un hochement de tête. Véronique sourit largement. Léa n’en croyait pas ses oreilles.
Je… Vraiment ? Vous êtes sûrs ?
On te connaît depuis toujours, sourit la mère de Véronique. Tu es comme une deuxième fille pour nous. Reste à convaincre tes parents. Mais je doute qu’ils refusent.
Les mains de Léa tremblèrent, et elle détourna le regard pour cacher ses larmes. Mais Nico les avait vues, sans rien dire.
…Elles s’étaient rencontrées en CE1. Véronique venait d’emménager dans le quartier. Elle avait compris que quelque chose n’allait pas avec Léa en la voyant devant l’école, debout dans ses sandales gris-brun-rose deux tailles trop grandes, regardant les autres enfants rentrer chez eux.
Léa, elle, ne se pressait pas.
Chez elle, il n’y avait pas de dîners chaleureux ni de discussions sur leur journée. Cinq frères et sœurs, un père toujours ivre, une mère capable de la frapper pour un bouton mal attaché… Léa ne voulait pas rentrer.
Véronique fut la première à lui parler, lui offrant une barre de chocolat. Puis, en classe, elle partagea ses crayons. Leur amitié était née.
Depuis, la vie de Léa s’était déroulée aux côtés de Véronique. Elles passaient les vacances chez la grand-mère de Nico, se battaient contre les garçons qui les embêtaient, recevaient des punitions ensemble. Les parents de Véronique avaient acheté la robe de bal à Léa, sachant qu’elle n’aurait rien eu d’autre à porter.
À l’automne, comme prévu, Léa déménagea avec Véronique dans une ville voisine. Elles emménagèrent dans un deux-pièces près d’un arrêt de bus. L’appartement avait des meubles usés et une cuisine rayée, mais le four fonctionnait parfaitement. Léa y préparait des gâteaux le dimanche, suivant la recette de la mère de Nico.
Elle trouva un travail de vendeuse dans une librairie pour ne pas être un poids. Elle faisait le ménage, cuisinait, et étudiait les maths dès qu’elle avait un moment.
Nico, tu veux du sarrasin ou je réchauffe la soupe ? demandait-elle quand son amie rentrait tard le soir.
Elles vivaient presque comme une famille. Une année de bonheur sans nuages.
Quand les résultats d’admission arrivèrent, Léa prévint Véronique en premier.
J’ai réussi. Sur liste principale. Je suis troisième ! dit-elle fièrement.
Les larmes coulèrent. Nico l’embrassa comme autrefois, quand Léa était chassée de chez elle pour une veste déchirée. Sauf que cette fois, c’étaient des larmes de joie.
Mais cette joie avait un goût amer. Léa partait en résidence universitaire, « pour s’intégrer ». Véronique avait l’impression qu’elles se séparaient pour toujours, mais elle se força à rester forte.
On va moins se voir ? soupira Léa.
Peut-être. Mais ça ne change rien. Notre amitié ne dépend pas de la distance.
Léa hocha la tête. Son regard mêlait tristesse et détermination. Elle voulait tourner la page.
Véronique ne se doutait pas que « tourner la page » signifiait « sans toi ».
…Des années plus tard. Véronique attendait le bus après le travail, enroulée dans son écharpe. Le retard dépassait quinze minutes. Une notification apparut sur son téléphone.
Désolée, ce soir c’est mort. On fête la fin du projet avec l’équipe. Une autre fois, OK ?
C’était la troisième fois ce mois-ci que Léa reportait, sans même proposer de nouvelle date. Véronique ne répondit pas. Elle rangea son téléphone et fixa la route.
Elles se voyaient rarement maintenant. Après ses études, Léa avait trouvé un poste dans une boîte tech. Elle parlait de productivité, de réseautage, de processus d’intégrationdes termes qui échappaient à Véronique. Au début, elle écoutait, faisait semblant de comprendre, mais c’était de plus en plus dur.
Elles ne parlaient plus de séries idiotes, ne partageaient plus leurs peurs, ne riaient plus devant les vieilles photos. Tout cela appartenait au passé.
Véronique remarquait aussi les changements physiques. Sur ses réseaux, Léa affichait des ongles parfaits en nude, des lèvres plus pulpeuses, un nez légèrement affiné. Elle portait des tailleurs stricts, ses cheveux toujours impeccables.
Tout était stylé, sophistiqué. Mais la Léa d’avant avait disparu.
Un jour, sous une photo de profil, Véronique vit un commentaire d’un certain Damien : « Les meilleures décisions se prennent à tes côtés ». Elle visita son profil. Le PDG de sa boîte, vingt ans de plus qu’elle.
Quelques semaines plus tard, au téléphone, Léa glissa :
Félicite-moi, j’ai rencontré quelqu’un. Il est plus âgé, mais génial. Son cercle est différent. Avec lui, je vis, je ne survie plus.
Véronique la félicita, lui souhaita du bonheur, mais un malaise l’envahit. Ce n’était pas de la jalousie. Juste l’impression que leur amitié venait de se briser.
Léa avançait vers un « autre cercle », tandis que Véronique… vivait. Travaillait, regardait des films avec son mari, économisait pour rénover la salle de bains.
Puis ce fut pire. Une ancienne camarade leur envoya une capture d’écran d’une conversation.
Oh, Véronique m’a encore harcelée pour qu’on se voie. Elle est… gentille, mais avec elle, j’ai l’impression de revenir en arrière. Je suis si heureuse d’avoir changé de vie, avait







