Prends ta mère et va-ten ! exigea la belle-fille à la maternité.
Allô, Ludivine, ça va ? Élise Martin serra le téléphone contre son oreille et sassit au bord du lit. Les contractions ont commencé ?
Maman, tout va bien pour linstant, la voix de sa belle-fille sonnait fatiguée. Le médecin dit que cest encore tôt. Mais on va quand même à lhôpital, au cas où.
Bien sûr, bien sûr ! Jai déjà préparé mon sac. Matthieu rentre du travail ?
Oui, il est en route. Maman, surtout ne vous inquiétez pas trop. Tout ira bien.
Élise sourit dans le combiné. Ludivine pensait toujours aux autres, même quand elle avait besoin de soutien.
Daccord, ma chérie. On arrive bientôt.
Elle raccrocha et shabilla à la hâte. Dans son sac, on trouvait des oranges, des biscuits et un thermos de thé chaud. Tout ce quil fallait pour une longue attente dans les couloirs de lhôpital.
Matthieu arriva une demi-heure plus tard, nerveux et agité.
Maman, dépêche-toi, dit-il en laidant à monter en voiture. Elle a des contractions toutes les dix minutes maintenant.
Calme-toi, mon fils, Élise lui tapota la main. Les premiers accouchements ne sont jamais rapides. On a le temps.
Mais elle était tout aussi anxieuse que son fils. Ludivine, mince et frêle, avait eu une grossesse difficile : nausées, œdèmes, pression instable. Les médecins assuraient que tout était normal, mais le cœur dune mère ne se calme pas si facilement.
À la maternité, une infirmière sévère dune cinquantaine dannées les accueillit.
La parturiente ? demanda-t-elle sans lever les yeux de son registre.
Cest elle, Matthieu soutint Ludivine par le bras.
Papiers, carte de suivi, tendit la main linfirmière. Les proches attendent dans le couloir, pas daccès à létage.
Ludivine fut emmenée, laissant Élise et Matthieu dans le hall du rez-de-chaussée. Lendroit grouillait de monde : des hommes avec des fleurs, des femmes chargées de sacs, tous le visage tendu.
Maman, tu crois que ça va prendre longtemps ? Matthieu arpentait nerveusement les rangées de chaises en plastique.
Je ne sais pas, mon chéri. Chaque accouchement est différent. Pour toi, jai souffert pendant dix-huit heures.
Dix-huit heures ? Il pâlit.
Ce nétait pas si terrible. Et regarde le beau gaillard que tu es devenu, tenta de le rassurer Élise.
Les heures passèrent. Matthieu appelait toutes les trente minutes, mais aucune nouvelle : « Tout se passe bien, attendez. »
Tu veux rentrer à la maison ? proposa Élise. Te changer, manger un peu. Je reste ici.
Non, maman, je ne peux pas. Et si quelque chose arrivait ?
Quoi donc ? Ludivine est forte, elle sen sortira.
Mais son fils refusait. Il tambourinait des doigts, allait fumer dehors toutes les demi-heures et revenait les joues rougies par le froid.
Le soir, une sage-femme apparut.
Famille Lenoir ? cria-t-elle dans le couloir.
Élise et Matthieu bondirent à lunisson.
Oui, nous ! Matthieu arriva le premier. Comment va-t-elle ? Elle a accouché ?
Pas encore. La dilatation est lente, les contractions molles. On va stimuler.
Cest dangereux ? sinquiéta Élise.
Procédure standard, balaya la sage-femme. Beaucoup de mamans accouchent comme ça.
Elle partit, les laissant avec de nouvelles angoisses.
Maman, et sil faut une césarienne ? Matthieu recommença à marcher de long en large.
Si cest nécessaire, ils le feront. Limportant, cest que la maman et le bébé aillent bien.
La nuit, Élise sassoupit sur une chaise, enroulée dans son manteau. Matthieu, lui, ne dormit pas, fumant et appelant sans cesse.
Au petit matin, une sage-femme revint.
Alors, papy et mamy, félicitations ! sourit-elle. Cest une petite fille, trois kilos deux cents.
Et Ludivine ? demandèrent-ils en chœur.
Tout va bien. Fatiguée, mais elle a été courageuse. On va la recoudre et la transférer en chambre.
Matthieu serra sa mère dans ses bras, et tous deux pleurèrent de joie et dépuisement.
Papy, répéta Élise en essuyant ses larmes. Tu réalises, Matthieu ? Tu es papa !
Et toi, mamie, il sourit jusquaux oreilles. Notre petite est née !
Ils ne purent monter dans le service quen début daprès-midi. Ludivine, pâle mais heureuse, tenait un petit paquet dans ses bras.
Regardez comme elle est belle, murmura-t-elle en leur montrant sa fille.
Élise sapprocha et contempla le petit visage rose et fripé.
Mon petit soleil, chuchota-t-elle. Elle ressemble à son papa.
Maman, déjà ? samusa Ludivine. Elle a à peine quelques heures.
Je le vois. Ses yeux, son petit nez. Nest-ce pas, Matthieu ?
Son fils, fasciné, nosait pas toucher le bébé.
Prends-la, proposa sa femme.
Je ne vais pas la casser ? Elle est si petite.
Tu ne la casseras pas, rit Ludivine. Tu es son papa maintenant.
Matthieu prit délicatement sa fille dans ses bras. La petite bâilla et se rendormit aussitôt.
Comment on lappelle ? demanda-t-il.
On avait dit Élodie, répondit sa femme.
Élodie, répéta Élise. Cest un beau prénom.
Ils restèrent jusquau soir, se relayant pour la bercer, prenant des photos et faisant des projets. Élise imaginait déjà acheter un landau et décorer la chambre.
Ludivine, si je venais vivre chez vous quelque temps ? proposa-t-elle. Pour vous aider avec le bébé. Jai de lexpérience.
Sa belle-fille sourit.
Bien sûr, maman. Ça me rassurerait.
Parfait. Demain, je moccupe de la chambre. Matthieu, il faut repeindre, les murs sont trop vifs pour un bébé.
Maman, peut-être pas tout de suite ? suggéra prudemment son fils. Ludivine nest même pas rentrée.
Pourquoi pas ? Elle sortira dans une semaine, et la chambre ne sera pas prête. Non, il faut sy mettre.
Une infirmière entra.
La visite est terminée, annonça-t-elle.
Élise embrassa le front de sa belle-fille.
Repose-toi, ma chérie. On revient demain.
À la maison, elle ne put dormir, submergée par lémotion. Une petite-fille ! Sa petite Élodie, quelle chérirait plus que tout.
Le lendemain, Élise se précipita dans une boutique pour bébé. Elle acheta bodys, gigoteuses, jouets, dépensant presque toute sa pension, mais sans regrets. Pour sa petite-fille, rien nétait trop beau.
Matthieu, voyant les sacs, secoua la tête.
Maman, pourquoi autant ? Mes beaux-parents vont aussi acheter des choses.
Quils achètent. Tout sera utile. Dailleurs, où sont-ils ? Pourquoi ne sont-ils pas venus ?
Ils sont partis en cure thermale pour trois semaines, tu te souviens ?
Ah oui, javais oublié. Tant pis, on a assez damour pour tous.
Le lendemain, Ludivine les accueillit avec un air contrarié.
Quest-ce qui ne va pas ? salarma aussitôt Élise.
Le médecin dit quÉlodie a un peu de jaunisse. Pas grave, mais pas de sortie pour linstant.
Cest dangereux ? Matthieu blêmit.
Non, cest courant chez les nouveaux-nés. Mais il faut rester cinq jours de plus.
Ce nest rien, la rassura Élise. Elle guérira. Limportant, cest quelle soit entre de bonnes mains.
Élodie était sous une lampe spéciale, minuscule et fragile. Élise ne se lassait pas de la contempler.
Ludivine, tu allaites ?
Jessaie, mais jai peu de lait. On complète avec du lait en poudre.
Ça va, cest normal. Le stress affecte la lactation.
Je sais, maman. Jessaye de ne pas minquiéter.
Trois autres mamans partageaient la chambre. Lune delles, Aurélie, y était depuis le début et était devenue proche de Ludivine.
Cest ta belle-mère ? demanda-t-elle alors quÉlise séloignait vers la fenêtre.
Oui. Une femme merveilleuse, elle maide tellement.
Tu as de la chance, soupira Aurélie. La mienne ne fait que critiquer. Elle dit que je ne tiens pas bien mon bébé, que je plie mal les couches.
Ma mère est comme ça, elle comprend. Elle est passée par là.
Élise entendit et ressentit une chaleur dans sa poitrine. Ses efforts étaient appréciés.
Les jours suivants, elle passait ses journées à la maternité, apportant des repas maison, des fruits et des magazines. Elle gardait Élodie pendant que Ludivine se reposait. Matthieu venait aussi, mais le travail limitait ses visites.
Maman, vous ne fatiguez pas ? demanda Ludivine. Venir tous les jours, cest épuisant.
Mais non ! Pour ma fille et ma petite-fille, rien nest épuisant.
Le cinquième jour, le médecin annonça la fin de la jaunisse et leur sortie pour le lendemain. Élise était aux anges.
Ludivine, jai tout préparé à la maison. Le berceau est monté, le linge lavé et repassé. Jai acheté une baignoire.
Merci infiniment, maman. Je ne sais pas ce quon ferait sans vous.
Le jour de la sortie, Matthieu prit un congé. Ils rentrèrent solennellement à la maison, où Élise saffairait comme une abeille : biberons, couches, berceuses
Maman, reposez-vous un peu ? proposa Ludivine. Je peux gérer.
Mais non, ma chérie ! Le médecin a dit de te reposer.
Ludivine obéit, pendant quÉlise berçait Élodie.
Mon petit soleil, murmurait-elle. Si sage avec mamie.
Matthieu regardait la scène en souriant.
Maman, tu es rayonnante depuis quÉlodie est là.
Bien sûr ! Cest ma petite-fille, mon trésor.
Les premiers jours se passèrent dans lharmonie. Mais peu à peu, Ludivine devint plus silencieuse, pensive.
Ludivine, tu vas bien ? senquit Élise un matin.
Oui, maman. Juste un peu fatiguée.
Mais tu ne fais presque rien ! Je moccupe de tout.
Cest justement pour ça que je suis fatiguée, répondit doucement Ludivine.
Élise ne comprit pas. Comment pouvait-on être fatiguée de ne rien faire ?
La tension monta lorsque Ludivine voulut donner le bain à Élodie, mais Élise sinterposa.
Pas la peine de te pencher sur la baignoire. Je men occupe.
Mais cest mon enfant, protesta Ludivine.
Bien sûr, mais jai plus dexpérience.
Ludivine se tut, mais son regard trahit sa blessure.
La crise éclata quand Élodie pleura la nuit. Élise, comme dhabitude, se leva la première.
Quest-ce quil y a, mon trésor ? Tu as faim ?
Mais Ludivine arriva, déterminée.
Maman, donne-la-moi. Elle a faim, je dois lallaiter.
Le biberon ne serait pas mieux ? Tu nas pas assez de lait, elle ne se rassasie pas.
Maman, le médecin dit que lallaitement est important. Donne-moi ma fille.
Élise, à contrecœur, lui passa le bébé. Ludivine sinstalla, mais Élise surveillait.
Tu ne la tiens pas bien. Il faut soulever sa tête.
Maman, je fais comme le médecin a montré.
Mais non, elle nest pas à laise. Laisse-moi faire.
Non, maman. Sil te plaît.
Des larmes perlaient dans sa voix. Élise réalisa enfin.
Ludivine, quest-ce qui ne va pas ? Tu pleures ?
Maman, je suis épuisée. Je veux moccuper de mon bébé moi-même. Et vous faites tout à ma place.
Mais je taide ! Ce nest pas bien davoir de laide ?
Laide, oui. Mais quand on ne me laisse même pas toucher mon enfant, ce nest plus de laide.
Élise, perplexe, ne comprenait pas.
Ludivine, je veux juste que tu te reposes.
Maman, je dois apprendre à être mère. Comment vais-je apprendre si vous faites tout ?
Matthieu, réveillé par le chuchotement, les interrompit.
Quest-ce qui se passe ?
Matthieu, parle à ta mère, pria Ludivine.
Elle pense que jen fais trop, dit Élise, blessée.
Maman, ce nest pas la quantité daide, intervint Matthieu. Ludivine a raison. Elle doit apprendre.
Ah, je vois ! sindigna Élise. Je suis un fardeau !
Maman, ne prends pas ça mal.
Non, cest clair. La belle-mère est de trop. Excusez-moi de vous déranger.
Elle senferma dans sa chambre, les larmes aux yeux.
Le lendemain, Ludivine frappa à sa porte.
Maman, on peut parler ?
Entre.
Je ne voulais pas vous blesser. Vous faites tellement pour nous.
Ceux qui disent que je dérange ne semblent pas lapprécier.
Je nai pas dit que vous dérangiez. Jai dit que je voulais moccuper de ma fille.
Élise resta silencieuse.
Trouvons un compromis. Vous aidez à la maison, et je moccupe dÉlodie. Mais si jai besoin, je vous le dirai.
Et si tu fais une erreur ?
Maman, je ne suis pas complètement incompétente. Le pédiatre est là pour répondre à mes questions.
Élise regarda Élodie, paisible dans les bras de Ludivine.
Daccord, accepta-t-elle. Essayons.
Les jours suivants, Ludivine prit en main les soins du bébé. Élise cuisinait et faisait le ménage, se retenant dintervenir.
Un soir, Élodie pleura sans sarrêter. Fiévreuse, apathique.
Appelons le médecin ! paniqua Ludivine.
Attends, dit Élise en prenant le bébé. Peut-être une poussée dentaire ?
Elle examina les gencives et sentit une petite bosse.
Cest ça. Tôt, mais Matthieu aussi a eu ses dents à trois mois. Appelons quand même le médecin, pour être sûrs.
Le pédiatre confirma : une poussée dentaire, rien de grave.
Ludivine, soulagée, regarda Élise différemment.
Maman, pardonnez-moi. Vous aviez raison. Sans vous, on aurait paniqué.
Élise sourit.
Ma chérie, limportant, cest quÉlodie aille bien. Le reste na pas dimportance.
Cette nuit-là, ils veillèrent ensemble près du berceau : une jeune maman, une grand-mère attentionnée et un père épuisé mais heureux. Chacun comprit : lespace personnel pourrait attendre. Une vraie famille commençait ici, autour de cette petite fille qui les unissait pour toujours.







